Cours d’histoire des idées politiques S6 Droit public
Les temps modernes
La Renaissance[1]
marque la fin du Moyen Âge et le début de ce que l’on appelle les temps
modernes. Certes le passage entre ces deux périodes n’était pas une fracture
violente et absolue ni un vide dans l’évolution des temps, mais un changement
dans la continuité. Ce changement laisse présager des transformations inédites
impliquant de nouveaux positionnements sociaux et politiques.
Ainsi l’Europe s’enrichit grâce aux échanges
commerciaux, notamment l’afflux de l’or qui surclasse la richesse basée
essentiellement sur la terre. A cette richesse s’ajoute un renouveau
intellectuel (Renaissance[2] à
Florence par l’apport des manuscrits grecs achetés à Constantinople). La
découverte de l’imprimerie contribue à la diffusion des œuvres. Cette évolution
a dû entraîner la remise en cause de l’ascendant de l’Eglise sur les esprits et
le contrôle étroit auquel était soumis aussi bien les collectivités que les
individus (la Réforme), l’apparition de
la notion d’individu et celle de l’Etat comme construction humaine en dehors de
toute considération d’ordre religieux sur l’origine du pouvoir. Le rejet de
tout ce qui est caduc est aussi une des caractéristiques de cette époque, et le
libre esprit humain est remis en selle pour juger, évaluer et prévoir.
Sur le plan politique, l’apparition de la notion
d’Etat moderne se combine encore avec les survivances féodales, quoique
l’autorité des rois ne cesse de s’affirmer (En
France depuis Louis 11, dans l’Angleterre des deux premiers Tudor, dans
l’Espagne de Ferdinand et Isabelle). Des gouvernements centraux, s’articulant à
des administrations provinciales et contrôlant les autorités locales ou se
substituant à elles, se constituent. Cette modernisation reste tout de même
limitée, car les rois doivent composer avec les forces rétives aux changements (Dans
la vie politique comme dans leur activité professionnelle, les hommes de ce
temps restent pénétrés d’un esprit de privilèges, et peu sensibles aux théories
abstraites ; mais le dénouement des crises est favorable à l’autorité de
l’Etat). Cette autorité des rois en voie d’être fermement assise, est toutefois
absolue, et sa légitimation est religieuse. Des doctrines et une
littérature sont venues faire l’apologie et l’éloge des rois absolus (comme le fait W. Syndale, GB,1528, Syssel,
1561, en France sous Louis XII ) et la
rébellion contre le roi est condamnable. Dans ce sens, en Italie,
Machiavel tient une place de premier
plan dans l’histoire de la pensée politique au XVIème siècle.
Nicolas Machiavel (1469-1527)
La ville de Florence à l’époque de Machiavel connaît
une vie politique agitée (l’Italie de la fin du 15ème siècle est
ravagée par les dissensions et les crimes). Et sous la famille des
Médicis, des complots éclatent et se
multiplient. La république est proclamée en 1494 et le moine Savonarole établit
un gouvernement théocratique[3] (ce
dernier voulait combattre le vice du règne de l’argent et le pouvoir des
puissants jugés corrompus). Mais il finit sa vie sur le bûcher en 1498.
A la fin de la dictature, Machiavel accède aux
fonctions de secrétaire à la seconde
chancellerie de la république florentine, qui est une sorte de ministère chargé
des relations extérieures et de certains aspects de la gestion interne de la
république. Il effectue plusieurs missions diplomatiques à l’étranger qui lui
permettent de rencontrer notamment Louis XII et le pape. Mais, au retour des
Médicis, il est écarté pour avoir collaboré avec le régime déchu (1512).
Machiavel se consacre ainsi à l’écriture :
discours sur la première décade de Tite-Live ou histoire d’un peuple
ambitieux ; véritable traité de science politique, inachevé, sur le
gouvernement républicain. C’est ensuite l’Histoire de Florence, le Traité sur
l’art de la guerre et, enfin le Prince
(histoire d’un homme ambitieux), dont le titre véritable est ‘Des Principautés’
(De principatibus[4]) ; et dans lequel il
écrit : « J’en ai composé un
opuscule, De Principatibus, où je me plonge autant que je peux dans les
profondeurs de mon sujet, recherchant quelle est l’essence des principautés, de
combien de sortes il en existe, comment on les acquiert, comment on les
maintient, et pourquoi on les perd. »
L’isolement et la disgrâce dans lesquels se trouve
Machiavel l’amènent à penser regagner la confiance des Médicis. L’opuscule
qu’il rédige était ainsi dédié à Julien de Médicis, frère du pape Léon X. Mais
à la suite de la mort de ce dernier, il sera dédié à Laurent. Dans cet opuscule
il écrit :
« Je
m’use dans cette solitude, et je ne puis rester ainsi longtemps sans tomber
dans la misère et le mépris. Je désirerais donc que les seigneurs Médicis
consentissent à m’employer, ne fût-ce qu’à rouler un rocher… Si on lisait ce
livre, on verrait que, pendant les quinze années où j’ai eu l’occasion
d’étudier l’art du gouvernement, je n’ai
point passé mon temps à dormir ou à jouer, et chacun devrait se tenir au service d’un homme qui a su acquérir
ainsi aux dépens d’autrui tant d’expériences. »
Idées politiques de Machiavel
L’auteur est hanté par l’instabilité politique de
l’Italie de son temps. Il ne porte guère d’intérêt aux régimes héréditaires,
trop stables, trop faciles, où il suffit au prince de ne point outrepasser les
bornes posées par ses ancêtres, et de temporiser avec les évènements. Par
contre, pour lui, les vraies difficultés, tant pour l’acquisition que pour la
conservation, se rencontrent dans les
principautés nouvelles (les questions de droit[5] ou de
la légitimité des acquisitions sont étrangères à l’auteur). L’enseignement qu’il tire de ses observations, c’est que la
puissance et la force sont implacables (c’est le fait essentiel de l’histoire
humaine). Le désir d’acquérir[6], pour
être assouvi, doit être consubstantiel au moyen, c’est-à-dire la force. Car,
pour Machiavel, « le désir
d’acquérir est sans doute une chose ordinaire et naturelle, et quiconque s’y
livre quant il en a les moyens en est plutôt loué que blâmé ; mais en
former le dessein sans pouvoir l’exécuter, c’est encourir le blâme et commettre
une erreur… »
La guerre
Chez Machiavel, dans la vie d’un prétendant prince ou
d’un prince, la force c’est cette capacité de faire la guerre. Ainsi, il fait
l’apologie de la guerre en écrivant : « La
guerre[7], les institutions
et les règles qui les concernent, sont le seul objet auquel un prince doive
donner ses pensées et son application, et dont
lui convienne de faire son métier ; la vraie profession de
quiconque gouverne ; et par elle, non seulement ceux qui sont nés princes
peuvent se maintenir, mais encore ceux qui sont nés simples particuliers
peuvent souvent devenir princes. C’est pour avoir négligé les armes, et leur
avoir préféré les douceurs de la mollesse, qu’on a vu des souverains perdre
leurs Etats. Mépriser l’art de la guerre, c’est faire le premier pas vers sa
ruine ; le posséder parfaitement, c’est le moyen de s’élever au
pouvoir. Cette guerre implique, bien entendu, une armée organisée et
disciplinée et non une armée de mercenaires ; et combien sont dignes de blâme les princes
qui n’ont point d’armée nationale ».
Machiavel ajoute par ailleurs : « La guerre suppose que
le prince ait développé des institutions et une science de la guerre ; et
même en temps de paix un prince ne doit pas rester inactif, mais mettre son
industrie à en faire un capital pour pouvoir y avoir recours dans l’adversité,
afin que si la fortune vient à tourner, elle le trouve prêt à lui résister,
ajoute-t-il. » (chap.14)
L’auteur reconnaît le caractère ravageur de la fortune
le fatum pour la virtu. Au sujet de ses ravages, il écrit : « Ne pouvant admettre que notre libre arbitre soit
réduit à rien, j’imagine qu’il peut être vrai que la fortune dispose de la
moitié de nos actions, mais qu’elle en laisse à peu près l’autre moitié en
notre pouvoir. Je la compare à un fleuve impétueux qui, lorsqu’il déborde,
inonde les plaines, renverse les arbres et les édifices, enlève la terre d’un
côté et les emporte à un autre : tout fuit devant ses ravages, tout cède à
sa fureur, rien n’y peut mettre obstacle. Cependant, et quelque redoutable
qu’il soit, les hommes ne laissent pas, lorsque l’orage a cessé, de chercher à
pouvoir s’en garantir par des digues, des chaussées et autres travaux ; en
sorte que, de nouvelles crues survenant, les eaux se trouvent contenues dans un
canal, et ne puissent plus se répandre avec autant de liberté et causer d’aussi
grands ravages. Il en est de même de la fortune, qui montre surtout son pouvoir
là où aucune résistance n’a été préparée, et porte ses fureurs là où elle sait
qu’il n’y a point d’obstacle disposé pour l’arrêter. »
Et selon cette
logique, la force est mainteneuse des
croyances et, partant, des principautés. La fortune, par contre, ramollit et
fait céder la résistance et le courage, à moins que le prince ne soit doué d’un
esprit exceptionnel et de cette grande valeur requise pour commander et
maintenir son pouvoir (César Borgia est le modèle de prince qui a réussi à
réunir toutes les qualités requises).
Les différentes principautés
La scélératesse comme moyen de parvenir au pouvoir
n’est pas appréciée par Machiavel, car elle n’exigeait ni beaucoup de virtu ni
un bon usage de la fortune. Pour lui, il y a des cruautés bien pratiquées et
des cruautés mal pratiquées. Celles qui sont bien pratiquées, sont celles
commises toutes à la fois au début du règne afin de pourvoir à la sûreté du
prince nouveau. Le prince nouveau doit déterminer posément toutes les cruautés
qu’il est utile de commettre et
d’exécuter en bloc pour n’avoir pas à y revenir tous les jours. Les cruautés au
contraire mal pratiquées sont celles qui traînent, se renouvellent, et, peu
nombreuses au début, se multiplient avec le temps au lieu de cesser ; ce
qui peut s’avérer contre-productif (morale par antiphrase).
Pour un prince
conquérant (nouveau), il ne
faut pas qu’il offense les gens puissants, et si cela se produit, il faut que ce soit radical, c’est-à-dire
qu’il faut les tuer…Sur quoi il faut remarquer que les hommes doivent être ou
caressés ou écrasés, ils se vengent des injures légères ; ils ne le
peuvent quand elles sont très grandes ; d’où il suit que, quand il s’agit
d’offenser un homme, il faut le faire de telle manière qu’on ne puisse redouter
sa vengeance.
Et toujours dans le raisonnement de Machiavel : « la conquête d’une
principauté, plus ou moins facile ou difficile, est tributaire du mode de
gouvernement de ces dernières. La principauté despotique est difficile à
conquérir, car tous les sujets se serrent autour du prince. Le peuple est
habitué à l’obéissance. Le prince a un ascendant sur le peuple. La principauté
aristocratique gouvernée par un prince assisté de Grands, les seigneurs, est
facile à conquérir. Il se trouve toujours des Grands mécontents prêts à
collaborer avec l’étranger. Quant à la république, elle difficile à maintenir
dans les mains d’un nouveau prince.
Pour lui, il
y existe « un principe de
vie bien actif, une haine plus profonde, un désir de vengeance bien plus
ardent, qui ne laisse ni qui ne peut laisser un moment en repos le souvenir de
l’antique liberté. » En d’autres termes, et comme l’écrit Machiavel :
« Quiconque,
ayant conquis un Etat accoutumé à vivre libre ne le détruit point, doit
s’attendre à en être détruit…Quelque précaution que l’on prenne, quelque chose
que l’on fasse, si l’on ne dissout point l’Etat, si l’on n’en disperse les
habitants, on les verra à la première occasion rappeler, invoquer leur liberté,
leurs institutions perdues, et s’efforcer de les ressaisir. »
Sécularisation de l’Etat
La religion ne doit pas avoir d’incidence sur la politique. L’acquisition
et la conservation du pouvoir est une démarche qui peut trancher avec la
pratique religieuse. Cependant, la religion peut aider au bon fonctionnement de
l’Etat. C’est un élément de cohésion sociale ; elle doit par conséquent
être soumise à l’Etat. Le prince, de préférence, doit être non croyant. Mais,
Machiavel ne voudrait pas voir bafouer ouvertement la religion, car, il apprécie fort l’élément de stabilité que
l’esprit religieux apporte à l’Etat (Discours) : or l’utilisation
politique de celui-ci le tue. Ainsi, la politique est un art rationnel dans ses
principes, qui accueille dans ses calculs fondés sur des régularités toutes les
données accessibles de l’expérience, un art positif aussi en ce sens qu’il
rejette toutes les discussions sur les valeurs et les fins. Autrement dit, au politique comme propriété
naturelle de l’homme ou comme ordre imposé au monde d’ici-bas se substitue la
politique comme constitutive de l’existence collective. Et comme il le
constate, en politique il n’existe pas de
morale religieuse, car ce domaine est régi par la violence, la ruse et la
volonté de pouvoir.
En conclusion, on
peut dire que Machiavel a réussi à pénétrer les ressorts de l’art de gouverner
tel qu’il est pratiqué de son temps et de tous les temps. Cet effort
intellectuel le conduit à expulser de la politique toute métaphysique, et la
rend justiciable de la seule raison humaine. Il introduit ainsi une rupture
décisive avec les théories de la socialité naturelle et avec les
enseignements de la révélation et ceux de la théologie. A cet égard, Spinoza
écrit que Machiavel se situe parmi les politiques qui savent que les hommes
sont gouvernés plus par la crainte qu’ils ne le sont par la raison et qui, en rupture avec les théologiens, ont su réfléchir
à la pratique politique dans sa spécificité.
[1] La renaissance
commence à la fin du 15ème
siècle et début du 16ème.
Paul. Hazard, dans son livre Crise de la
conscience européenne, note que la crise ne sera que le développement des
germes virulents plantés alors dans les esprits et les cœurs : passion de chercher et de
découvrir ; exigence critique et libre examen, avides de s’attaquer à tout
dogme, de déchirer toutes scolastiques, orgueil humain prêt à affronter le
divin, à opposer au Dieu créateur l’homme se suffisant à lui-même, l’homme
devenu Dieu pour l’homme, exerçant son propre pouvoir créateur sur une nature désormais
coupée de racines religieuses, redevenue païenne. L’ère des techniques, au
service de l’homme et de son action, se substitue à l’ère médiévale de la
contemplation, orientée et dominée par Dieu. L’individu, encadré par les
communautés, depuis la famille jusqu’au métier, auxquelles il appartenait par
décret de la providence, conduit par l’Eglise au royaume du Ciel, à son salut éternel, va peu
à peu s’affranchir de cette longue discipline catholique du Moyen âge, pour
chercher sa voie seul, dans une féconde ou stérile solitude.
[2] A cette époque est apparu
« un mouvement intellectuel qui a conduit à une transformation de la
vision du monde, à un renouvellement des modes
et des types de connaissance, à un élargissement des sources d’inspiration
littéraire et artistique, à une refonte de la pédagogie, à une critique
libératrice des traditions et des institutions, à une image nouvelle de
l’homme. » (Margolin, l’humanisme en Europe au temps de la
Renaissance). Quant à l‘historien René Rémond, il indique que ce
qui caractérise une “Renaissance”, c’est :l’apparition de
nouveaux modes de diffusion de l’information, la lecture scientifique des textes fondamentaux, la
remise à l’honneur de la culture antique (littérature, arts, techniques), le renouveau des échanges
commerciaux, les changements de représentation du monde.
[3]Les
historiens rapportent que Jérôme Savonarole, prophète ascétique, chétif et
véhément, qui agitait, en prêchant sur des thèmes d’Apocalypse, de « belle
mains diaphanes ». Sa prédication fascina les légers florentins. Ils ne
pensaient qu’à vivre et jouir, Savonarole ne leur parle que de la mort, et ils
le suivent ; les femmes renoncent aux bijoux, aux toilettes ; La
foule pendant le Carême de 1497 jette au feu de l’autodafé, par pénitence,
d’innombrables livres et œuvres d’art. Austérité et puritanisme, sous
peine de châtiment : des équipes d’enfant espionnent dans les maisons et
dénoncent les pécheurs…Il anathématise la cupidité et la luxure de la Rome
papale ; il refuse le chapeau de cardinal et injurie le pape Alexandre de
Borgia ; il ne veut, clame-t-il, que ce qui a été donné à tous les saints,
la mort, un chapeau rouge, un chapeau de sang.
[4] Principatibus veut dire
gouvernements princiers ou principautés ou principats ; mais le titre qui a triomphé est Le Prince,
en italien Il Principe.
[5]
Discours iii,5 : « Que
les princes se pénètrent de cette vérité : ils commencent à perdre le
trône à l’instant même où ils violent la loi, ou ils s’écartent des anciennes
institutions, et où ils abolissent les coutumes sous lesquelles les hommes ont
été accoutumés de vivre.»
[6]
L’acquisition du pouvoir, selon Machiavel, s’opère par quatre moyens : la virtu, (c’est-à-dire
l’énergie, le ressort, la résolution, le talent, la valeur farouche et, s’il le
faut, féroce); la force des armes ; la fortune et les armes d’autrui,
outre les acquisitions par scélératesse et les acquisitions par la faveur, le
consentement et le consentement des citoyens
[7] La
maxime, reprise par Machiavel,
dit : »Tous les prophètes armés ont vaincu, désarmés ils se sont
ruinés.»