Le siècle des Lumières
Le 18ème siècle en Europe, c’est cette
parenthèse historique appelée les Lumières[1],
caractérisé par les signes de la révolution industrielle, issue des progrès
techniques et d’un essor économique considérable. La croissance de la
bourgeoisie en Europe occidentale en est le résultat. Le commerce est considéré
comme un facteur de richesse et de liberté. Des familles bourgeoises accèdent à
la puissance économique et revendiquent le pouvoir politique ; et comme le
dit Barnave : « Une distribution de
la richesse entraîne une nouvelle distribution du pouvoir. » Ce
siècle est aussi l’époque des difficultés politiques en France, du regain du
despotisme éclairé (Prusse, Pologne, Russie, Autriche, Suède) et aussi des
révolutions (américaine et française).
Par ailleurs, les grands
traits d’une philosophie bourgeoise commencent à se préciser. Celle-ci se
présente toutefois comme une philosophie pour tous les hommes (doctrine
universaliste que Condorcet souligne la portée : « Comme philosophe, c’est Voltaire le premier qui a présenté le
modèle d’un simple citoyen embrassant dans ses vœux et dans ses travaux tous
les intérêts de l’homme dans tous les pays et dans tous les siècles, s’élevant
contre toutes les erreurs, contre toutes les oppressions, défendant, répandant
toutes les vérités humaines). Montesquieu est l’un de ces penseurs qui ont marqué
ce siècle.
Montesquieu (1689-1755)
Montesquieu est considéré
comme le sociologue de la politique du fait qu’il ne se contente pas de dire ce
qu’il conviendrait de faire à partir de principes posés a priori mais il
analyse les contraintes qui pèsent sur l’organisation des sociétés, déterminent
les lois qui commandent leur fonctionnement et fixent les règles susceptibles
d’assurer la réalisation du gouvernement modéré, garant de la liberté.
L’ambition de ce penseur est globalisante
du fait que, pour lui, « les lois
dans la signification la plus étendue, sont les rapports nécessaires qui
dérivent de la nature des choses » (l’Esprit des lois). Cette prise de conscience de la différence
entre les situations et les choses et les lois qui peuvent en découler, fait
dire à Montesquieu que « quand j’ai été rappelé à
l’antiquité, j’ai cherché à en prendre l’esprit pour ne pas regarder comme
semblables des cas réellement différents, et ne pas manquer les différences de
ceux qui paraissent semblables. .. Ici des vérités ne se font sentir
qu’après qu’on aura vu la chaîne qui les lie à d’autres.
La théorie du gouvernement
Montesquieu distingue, dans
chaque gouvernement, sa nature et son esprit.
Sa nature est ce qui le fait être
tel, sa structure particulière ; son principe est ce qui le fait
agir, « les passions humaines qui le
font mouvoir ».
La nature du gouvernement
dépend du nombre des détenteurs de la souveraineté. « Il y a trois espèces de gouvernements : le républicain, le
monarchique et le despotique ; pour en découvrir la nature, il suffit de
l’idée qu’en ont les hommes les moins instruits ; je suppose trois
définitions, ou plutôt trois faits : l’un, que le gouvernement républicain
est celui où le peuple en corps ou seulement une partie du peuple a la souveraine puissance ; le
monarchique, celui où un seul gouverne, mais par des lois fixes et établies, au
lieu que, dans le despotique, un seul, sans loi et sans règle, entraîne tout par sa volonté et par ses
caprices… »
Le principe, concernant la
république est la vertu (proche de la virtu romaine). Celle-ci peut être
assimilée au civisme en ce qu’il comporte de dévouement à la chose publique, de
volonté d’assurer la grandeur de la collectivité. C’est dans ce sens que
Montesquieu écrit : « Les
politiques grecs, qui vivaient dans le gouvernement populaire, ne reconnaissent
d’autre force qui pût le soutenir que celle de la vertu…Lorsque cette vertu
cesse, l’ambition entre les cœurs qui peuvent la recevoir, et l’avarice entre
dans tous. Les désirs changent
d’objet ; ce qu’on aimait, on ne l’aime plus ; on était libre avec
les lois, on veut être libre contre elles ; chaque citoyen est comme un
esclave échappé de la maison de son maître, ce qui était maxime, on l’appelle
rigueur, ce qui était règle, on l’appelle gêne ; ce qui était attention,
on l’appelle crainte. C’est la frugalité qui y est l’avarice, est non pas le
désir d’avoir. Autrefois, le bien des particuliers faisait le trésor public,
mais pour lors le trésor public devient le patrimoine des particuliers. La
république est une dépouille ; et sa force n’est plus que le pouvoir de
quelques citoyens et la licence de tous.
D’où
l’intérêt de l’éducation qui imprime à l’individu ce sens de la vertu à savoir
le dévouement à la chose publique et à l’intérêt général.
Chez l’aristocratie (la
république) le principe est la modération. La
meilleure forme de gouvernement aristocratique est celle qui se
rapproche de la démocratie ; elle s’y approche par un nombre de personnes
assez grand. Aussi, cette forme
émousse-elle l’inégalité inhérente à la constitution aristocratique.
La monarchie n’exclut pas la
vertu comme ressort (principe). Elle repose sur des prééminences des rangs, une
noblesse héréditaire, des privilèges de toutes sortes et sur l’inégalité des
conditions sociales (une société hiérarchisée). Elle a en fait l’honneur comme
principe (ressort). Montesquieu note que
l’honneur nous dicte que
jamais le principe ne doit nous prescrire une action qui nous déshonore parce
qu’elle nous rendrait capable de le servir. Par ailleurs l’auteur de
l’esprit des lois, considérant l’honneur comme un esprit de corps, ajoute que la nature de l’honneur est
de demander des préférences et des distinctions. Pour lui, dans un
gouvernement monarchique, c’est une seule personne qui gouverne. Mais elle
gouverne selon les lois fondamentales
qui s’exercent grâce à des pouvoirs intermédiaires. « Les pouvoirs intermédiaires, subordonnés et dépendants,
constituent la nature du gouvernement monarchique… ces pouvoirs sont les canaux
par lesquels coule la puissance ». L’utilité
de ces corps est incontestable, pour lui (notamment les parlements et la
noblesse). Car, comme le note J.
Chevalier, c’est par ce jeu complexe
d’opposition, de résistance, de poids et contrepoids que justement se maintient
l’Etat monarchique.
Par ailleurs,«… c’est une expérience
éternelle, que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser ». Le gouvernement despotique,
selon Montesquieu, (sa nature) est le gouvernement d’une seule personne selon
son caprice ; sans lois et sans règles. Son principe est la crainte.
Le despotisme (il suppose une société égalitaire dans la soumission au despote)
peut découler d’une dégénérescence (perversion) de la monarchie. Cet état est
une souffrance et une humiliation humaines. Dans ce sens, Montesquieu émet la
remarque suivante : « La plupart des
peuples d’Europe sont encore gouvernés par les mœurs, mais si par un long abus
du pouvoir, si par une grande conquête, le despotisme s’établissait à un
certain point, il n’y aurait pas de mœurs ni de climat qui tinssent ; et,
dans cette belle partie du monde, la nature humaine souffrirait, au moins pour
un temps, les insultes qu’on lui fait dans les trois autres. » C’est toute une culture de l’obéissance et du
commandement qui sont imprimés dans la
psychologie des sujets. Et « l’extrême obéissance
suppose de l’ignorance dans celui qui obéit…même dans celui qui commande, il n’a point à délibérer, à douter ni à raisonner, il n’a qu’à
vouloir .»
Théorie de la liberté politique
« …la liberté politique ne consiste
point à faire ce que l’on veut … La liberté est le droit de faire tout ce
que les lois permettent ; et si un citoyen pouvait faire ce qu’ elles
défendent, il n’aurait plus de liberté, parce que les autres auraient tout de
même ce pouvoir ». Les lois sont donc fondatrices de cette liberté, et le pouvoir
des lois, c’est la liberté du peuple. Ainsi, « la
liberté politique dans un citoyen est cette
tranquillité d’esprit, qui provient de l’opinion que chacun a de sa sûreté, et
pour qu’on ait cette liberté, il faut que le gouvernement soit tel qu’un
citoyen ne puisse craindre un autre citoyen.. » Mais ce peuple n’est libre que par sa volonté
qui s’exprime dans des lois. Montesquieu écrit à ce propos : « Comme, dans un Etat libre, tout homme qui est censé avoir
une âme libre doit être gouverné par lui-même, il faudrait que le peuple en
corps eût la puissance législative ; mais comme cela est impossible dans
les grands Etats et est sujet à beaucoup d’inconvénients dans les petits, il
faut que le peuple fasse par ses représentants tout ce qu’il ne peut faire par
lui-même. » Ces représentants sont élus dans
un cadre local déterminé, et auront pour mission de faire des lois ou de
vérifier si l’on a bien exécuté celles qu’il a faites (régime
représentatif : chambre des Communes en Grande- Bretagne). Et comme il a
étudié le régime politique anglais, à ces élus il préconise d’ajouter le corps
des nobles (qui vont constituer la chambre des Lords). Ces deux corps
s’équilibrent et comme il l’écrit : «..la part
qu’ils ont à la législation doit donc être proportionnée aux autres avantages
qu’ils ont dans l’Etat ; ce qui arrivera s’ils forment un corps qui ait
droit d’arrêter les entreprises du peuples, comme le peuple a droit d’arrêter
les leurs.»
Par
ailleurs le pouvoir exécutif revient au monarque, car une action momentanée est
mieux administrée par un que par plusieurs. Et ainsi l’équilibre s’instaure
entre les trois pouvoirs, comme le souligne Montesquieu dans ce qui suit : « Voici donc la Constitution fondamentale
du gouvernement dont nous parlons. Le corps législatif y étant composé de deux parties, l’une enchaînera l’autre par
sa faculté mutuelle d’empêcher. Toutes les deux seront liées par la
puissance exécutrice qui le sera
elle-même par la législative. » Ces rapports entre les trois pouvoirs mettent
en évidence les prérogatives de chacun : faculté de statuer et faculté
d’empêcher. La protection contre l’abus
du pouvoir ne peut résider que dans son affaiblissement et dans sa division,
chacune de ses subdivisions faisant contrepoids à l’autre. C’est là que peut
éclore et se développer le principe de modération du pouvoir.
[1] Dans
ce siècle, l’appel à la raison, à la justice, à la moralité et à la vertu
devient, chez certains philosophes, leur première préoccupation. La vertu comme
renoncement à soi-même, épuration de soi
par amour de la patrie, selon Montesquieu.