L’évolution du droit de propriété au Maroc*
Résumé : L’évolution
considérée se caractérise par une montée continue du droit de propriété privée
dit « melk ». Inconnu avant la pénétration de l’Islam dans le pays
précité, en raison de la non appropriation individuelle des terres de tribus et à peine perceptible après cette
pénétration, vu le peu d’intérêt pour l’appropriation de la terre à laquelle il
s’applique, compte tenu de l’importance des profits tirés plutôt du commerce,
le droit « melk » est appelé à connaître un grand essor à l’époque
coloniale, permettant à une minorité privilégiée de Marocains de s’approprier
une partie importante des terres collectives des tribus, parallèlement aux
ponctions opérées sur celles-ci en faveur des colons.
Considérant le
« melk » comme le mode d’appropriation qui répond le mieux aux
impératifs du développement, le Maroc décolonisé en fera un objectif
prioritaire, tout en s’efforçant de l’étendre à l’ensemble des terres
appartenant aux possesseurs collectifs (guich, habous, makhzen).
Mots clés :
propriété collective; propriété éminente ; usufruit ;melk ;
guich ; habous ; makhzen.
Introduction
L’étude
de l’évolution du droit de propriété au Maroc est indispensable. On ne peut
s’en désintéresser, sauf à vouloir
s’enfermer dans une perception statique dudit droit.
Elle
est seule, en effet, à même de permettre
d’en saisir l’essence, de connaître les apports successifs dont il a bénéficié
à travers les âges, pour se présenter, finalement, avec le visage qui est le
sien aujourd’hui. N’est-ce pas à travers la distance qui sépare le présent du
passé qu’on lit les réalités du moment.
Avant
de se pencher sur l’évolution en cause, il importe de préciser le sens
attribué actuellement au droit de
propriété. L’on observe, à ce sujet, qu’il s’agit d’un droit réel, droit qui
donne à la personne un pouvoir direct et immédiat sur une chose, et dont
l’exercice intervient sans intermédiaire d’un tiers. Il est le plus important
de tous les autres droits réels.
Cette importance est telle qu’il se trouve
placé au cœur du Code consacré par le législateur marocain à ces derniers,
suite à l’adoption de la loi n°39-08, promulguée par le Dahir n°1-11-178 du 22
novembre 2011[1].
Toutes
les questions qui y sont traitées convergent vers lui et reçoivent un éclairage
à partir de son contenu. Rien de plus normal, puisque ce qui caractérise le
droit de propriété est qu’il sert de modèle aux autres droits réels, en ce que
ceux-ci se constituent à son image. C’est par rapport à lui que les juristes
ont tendance à raisonner, dans la mesure où il rend compte de toutes les
notions essentielles du droit, qu’il
s’agisse des biens ou des personnes, dans la perspective des techniques
d’appropriation, évidemment.
Les
textes qui le concernent ne se limitent pas aux articles 14 à 36 du Code des
droits réels (CDR) précité, ils englobent aussi ceux à caractère épars, comme
les dispositions relatives à l’acquisition de la propriété prévues dans les contrats
ou celles ayant trait à sa protection insérées dans le Code du droit pénal
(art.570).
Toutefois,
ces textes ne révèlent guère de règles
générales. En fait, un seul, mais d’importance capitale, il est vrai, exprime
et fonde, désormais, une théorie générale du droit de propriété au Maroc. C’est
l’article 14 du CDR, ainsi rédigé : « le droit de propriété est
le droit qui confère au titulaire de celui-ci, à l’exclusion de toute autre
personne, le pouvoir de jouir d’un immeuble, d’en user et d’en disposer, sous
réserve des restrictions imposées par des dispositions légales ou réglementaires
ou par des conventions. »
Il
est bien évident que cette définition reprend celle donnée par l’article 9 du
Dahir du 2 juin 1915 fixant la législation applicable aux immeubles
immatriculés, qui, à son tour, reprend, pour l’essentiel, l’article 544 du code
civil français de 1804, avant d’être abrogé par la loi n°39-08 susmentionnée[2].
Cependant, ses rédacteurs l’ont assortie de modifications qui sont loin d’être
négligeables. Ils l’ont, d’abord, complétée, en ajoutant aux droits qui y sont
consacrés, en l’occurrence le droit de jouissance et le droit de disposition,
celui d’user, qui est aussi important que les deux premiers, compte tenu du
fait qu’il permet au propriétaire d’user de l’immeuble pour son usage
personnel.
Par
ailleurs, et étant donné la tendance à l’augmentation croissante des
limitations apportées au caractère souverain de la propriété immobilière, afin
de prendre en considération des intérêts autres que l’intérêt individuel du
propriétaire, ils l’ont dotée de nouvelles restrictions. Aux prohibitions à caractère
législatif et réglementaire, reprises à la définition datant de 1915, viennent
s’additionner celles pouvant être prévues par le contrat, qui constitue la loi
des parties.
Enfin,
ils l’ont délestée de la formule selon laquelle les droits qui échouent au
propriétaire, en vertu du droit de propriété, peuvent être exercés « de
manière la plus absolue ». En effet, comme le fait remarquer Paul Decroux,
« on ne peut concevoir que quelqu’un vivant en société, puisse jouir d’un
droit de propriété de la manière la plus absolue, même si on respecte, à la
lettre, les lois et règlements »[3]
Force
est d’observer que la définition dont il vient d’être fait état ne doit pas
être perçue comme l’aboutissement uniquement de la période allant de 1915 à
2011 mais aussi du temps écoulé avant sa date de départ et qui se traduit par
des siècles. Cela revient à dire que l’évolution en examen procède de ce que l’on
appelle les tendances séculaires. Il en résulte
qu’elle est vouée, d’une part, à être lente et progressive et, d’autre
part, à voir les mutations de peu d’importance l’affectant s’estomper, pour
faire place à une tendance générale vers tel ou tel type de changements.
Ce
dernier point suggère que l’on doit non seulement se demander comment
s’effectue le changement du droit de propriété et quels sont les acteurs qui le
provoquent, l’appuient, le favorisent ou s’y opposent, mais aussi, et
par-dessus tout, repérer les aspects du droit susvisé où s’opère le changement.
Plus précisément, on se demandera si c’est dans la nature de ses titulaires
ou dans celle des biens destinés à être possédés,
ou dans les règles devant lui être appliquées, ou encore dans les modes d’appropriation,
et à l’intérieur de ceux –ci, dans l‘appropriation collective, non-individuelle
et non-familiale, ou dans celle dite privée, notamment lorsqu’elle a pour nom
« melk », ou dans tous ces éléments à la fois. On ne peut se livrer à
une explication de ce qui a changé, sans l’avoir suffisamment localisée,
souscrit et situé dans son contexte.
En
fait, tous les aspects, dont le chapelet vient d’être égrené, connaîtront un
changement plus ou moins profond. Mais ce changement interviendra dans le
sillage des deux modes d’appropriation susmentionnés, et conformément à leurs
exigences, et plus exactement dans le sillage des rapports entretenus entre
eux, rapports qui se distinguent par le recul constant du premier au profit du
second, au point de se voir évincé totalement ou presque au terme de
l’évolution objet de nos investigations.
Telle
est la problématique qui sous-tend la présente étude. Il appartient aux développements
qui vont suivre de lui apporter plus de lumière et de preuves.
Avant
de s’y atteler, indiquons que l’analyse de l’évolution du droit de propriété au
Maroc implique que l’on doit chercher à comprendre
et à expliquer les phénomènes y relatifs en les reportant à leur contexte global.
Dans le cas d’espèce, comme dans beaucoup d’autres, le « juridisme »
ne fournit pas un cadre qui se suffit à lui-même. Seule une approche tenant
compte, également, de ceux à caractère historique et sociologique est apte à
permettre d’en fournir une vision plus proche de la réalité. On ne peut, en
effet, en poursuivre l’examen sans se référer sans cesse aux évènements réels,
singuliers ou particuliers, et aux constantes ou répétions sociales d’où émerge
un certain ordre social naturel.
Cela dit, on s’efforcera de regrouper les manifestations
de l’évolution en cours d’étude en trois parties, la première couvrant l’espace
de temps précédant la domination européenne, dont le Maroc est appelé à faire
l’objet, la deuxième celui durant lequel cette domination aura effectivement
lieu, la troisième celui où elle prendra fin.
S’agissant du deuxième espace de temps, il importe de
relever qu’une entente entre puissances européennes allait se réaliser pour
considérer que leur domination sur le Maroc devait s’effectuer au nord par l’Espagne
et au sud par la France, qui toutes deux s’engagèrent, en vertu de la
convention de Madrid du 3 Juillet 1880 et du traité d’Algésiras du 18 juin
1906, signés par elles et le Maroc, à respecter le principe
consistant à faire de ce dernier une « porte ouverte au commerce avec
l’Europe » et une aire faisant largement place non seulement aux intérêts
de celle-ci, mais aussi de ses ressortissants, qui se verront reconnaître le
droit d’y être propriétaires.
En fait, dans cette domination la part du lion reviendra
à la France, dont la contribution à la
formation du droit foncier marocain
apparaît de très loin plus importante que celle de l’Espagne, ce qui explique
la polarisation de l’analyse qui va suivre sur ladite contribution.
I- Le droit de propriété avant la période de domination
européenne
L’analyse
y relative invite à opérer une distinction entre la période pré-islamique et
celle marquée par la pénétration de l’Islam au Maroc.
A- La période
pré-islamique
Cette
période que l’on peut faire remonter à
la plus haute antiquité se singularisait par le caractère
tribal de la structure sociale marocaine[4].
Le corollaire en était l’appropriation
collective, non individuelle, appropriation unique en son genre, à telle enseigne
que certains auteurs nourrissent des doutes quant à son existence encore aujourd’hui[5],
pendant que d’autres n’osent plus utiliser le concept de « propriété collective » lorsqu’ils
abordent l’étude des cas où il est question de plusieurs propriétaires, comme
l’indivision et la copropriété[6]
, préférant le recours au terme de « plural », ou l’utilisent sous
bénéfice d’inventaire, puisqu’ils isolent les situations répondant à la notion
de propriété collective de celles n’y répondant pas ou imparfaitement[7].
La
propriété collective, dont l’existence au Maroc remonte à la nuit des temps et
non pas comme l’affirmait G.Surdon, à l’instauration du protectorat français»[8],
laisse entendre que seules certaines collectivités (tribus, douars, clans)
pouvaient prétendre à l’appropriation de la terre[9],
qui n’opposait ni bornage, ni cadastre au libre déplacement des groupes de
pasteurs et à l’accès à ses ressources.
On
ne pouvait parler de propriété privée et àcaractère individuel que pour ce qui
touche aux choses mobilières, notamment à usage personnel.
Au total, on peut dire qu’au cours de la
phase de l’histoire marocaine qui nous retient, l’appropriation privée de la
terre était contredite par la mouvance continuelle des groupes pastoraux qui
devaient se l’approprier et qui les empêchait de se définir en fonction d’un
territoire précis ou d’une zone fixe. Cela aura pour conséquence le fait que la
propriété collective ou tribale ne sera pas régie uniquement par la coutume,
appelée à présider à son façonnement[10],
mais aussi par les lois du milieu physique où seront présents en permanence
différents groupements ethniques, lois que J.Berque dénommera « droit
écologique »[11].
B- La période
islamique
Avec
la pénétration de l’Islam au Maroc, vers le début du VIIIème siècle, on va assister à l’émergence d’un
droit de propriété démembré en « droit
éminent » ou « domaine éminent » (raqabat) et usufruit
(intifaâ ou tassarouf)[12],
ce qui n’allait pas sans rappeler celui en vigueur sous l’ancien régime français[13].
Sur
toute l’étendue des terres conquises par les Arabes, la propriété éminente
appartenait à la communauté musulmane (oumma), et se trouvait placée sous l’autorité du souverain. L’usufruit,
quant à lui, revenait le plus souvent aux occupants de la terre, en l’occurrence
les tribus[14] , contre
prélèvement d’impôts regroupés, dans le cas des Musulmans, sous le nom de la « zakat »
et de « l’achour », qui se rattachent tous deux à la loi coranique et
conservent le caractère d’une aumône légale, et dans celui des Non-musulmans de
« Kharaj »[15],
assorti d’un tribut de capitation « Jizya », qui cessaient d’être
payés, l’un et l’autre, dans l’éventualité d’une conversion à l’Islam.
Il
résulte des éléments qui précèdent qu’il ne pouvait y avoir regroupement entre
les mains d’une même personne de la propriété éminente et de l’usufruit. Autant
dire que le droit de propriété privée, ou « melk », était prohibé,
bienqu’il avait cours en Arabie, lieu de provenance des propagateurs de l’Islam
au Maroc[16].
En
effet, seules quelques portions du territoire, celles situées aux alentours des
villes et dans certaines plaines et vallées, devaient faire l’objet d’une
appropriation privative ou « melkisation »[17].
Les très vastes étendues occupées par les tribus, au titre d’usufruitiers,
resteront entre leurs mains et finiront par prendre le nom de « terres
collectives kharaj », en raison de la décision prise à la fin de l’époque
omeyyade d’étendre le Kharaj à tous les occupants, quelle que fût leur
confession, et ce afin d’enrayer les menaces de tarissement du « bit
al-mal » (trésor public) que faisaient peser sur lui les conversions
massives à l’Islam, conversions se traduisant par des exonérations de l’impôt
précité.
D’autres
facteurs viendront s’opposer à l’émergence et au développement du droit de
propriété privé au cours de la période en analyse.
Il
en est ainsi, d’abord, de l’absence d’héritage légué au Maroc, dans le domaine
abordé, par ses occupants romains du temps de l’Antiquité, contrairement au
Moyen-Orient où ces occupants édifièrent un système de grandes propriétés
privées, destiné à être repris par les
Omeyyades[18].
Ensuite
de la faible propension de la minorité
privilégiée marocaine à s’approprier la terre, en raison de l’importance des
profits tirés de l’activité commerciale, axée à l’époque sur l’échange d’or et
de marchandises en provenance de diverses
contrées[19].
Nous
pouvons y inclure, aussi, l’inaptitude du système de concessions fiscales dit
« iqta »[20]
à évoluer vers un système seigneurial rappelant celui de la France féodale[21]
de manière à permettre aux chefs de tribus, auxquels il était octroyé par le
souverain, de se faire reconnaître non plus seulement le droit de lever, pour
leur propre compte, l’impôt sur les tribus, mais aussi un droit de propriété
sur la terre.
L’ultime
facteur réside dans le fait que les chefs de tribus ne pouvaient se prévaloir d’un quelconque système de
protection ou « Himaya »[22]
leur permettant de placer des membres de la tribu sous leur dépendance, en
échange de la constitution d’une propriété à partir de leurs terres, puisque
celles-ci appartenaient à la tribu et que la protection desdits membres était
assurée par le groupe social dont ils faisaient partie, la très forte cohésion
tribale qui prévalait à l’époque aidant[23].
L’analyse
menée jusqu’à présent a permis
d’éclairer une étape très importante du passé foncier marocain, étape au
cours de laquelle la détention de droits personnels sur la terre n’a pu
s’affirmer et s’imposer. En effet, en dehors de certains cas,où ils feront
apparition de façon embryonnaire, de tels droits demeureront freinés par les
droits éminents du souverain sur la terre et par les droits d’usage collectifs
des tribus.
Le tout accentué, d’une part, par l’insoumission manifestée par bon
nombre de ces dernières (bled siba), qui interdisait non seulement la
perception de l’impôt mais aussi toute appropriation de la terre de la part des
chefs de tribu et, d’autre part, par l’absence d’un groupe social désireux, à
l’instar de la bourgeoisie européenne, de s’approprier les moyens de production
(terre).
II-
Le droit de
propriété du temps de la domination française
Fruit
de préoccupations diverses et d’une imbrication de systèmes juridiques
différents, le droit de propriété en vigueur au Maroc à l’époque de la
domination française ne pouvait être que composite, avec cette observation
qu’il ne devait concerner que les biens immeubles. L’une des premières réformes
préconisées par le traité de Fès du 30 mars 1912, par lequel fut institué le
régime du protectorat au Maroc, concernait justement le droit de propriété immobilière[24].
Celui-ci revêtira une forme dualiste, en raison de la nature profondément
différente de ses titulaires : d’un côté les Européens de toutes les
nationalités, ainsi que le prévoyaient la convention de Madrid et l’Acte
d’Algésiras, de l’autre les autochtones.
A- Le droit de
propriété à caractère européen
Le
droit de propriété appelé à être reconnu aux ressortissants européens, en
contrepartie de leur contribution à la mise en œuvre du projet colonial français,
se voulait quasi-absolu.
Pour
qu’il en fût ainsi, il fallait adopter un texte faisant apparaître les mêmes
attributs que ceux prévus à l’article 544 du Code civil français de 1804, à
savoir le droit de jouir et de disposer des choses de manière la plus absolue. Tel
sera l’objet de la mise en place du Dahir du 2 juin 1915 formant Code de la
propriété immatriculée, dont l’article 9 reproduisait intégralement celui
évoqué précédemment[25],
Dahir destiné à être abrogé par la loi n°39-08 précitée.
La
consécration des attributs susvisés par la nouvelle législation marocaine ne pouvait
intervenir sans la reproduction de la conception de propriété établie par le Code
civil français, conception connue pour être abstraite, absolue, individualiste
et universaliste.
Autrement dit, sans s’opposer à la tradition marocaine en la matière,
sans pulvériser et détruire la notion de propriété fondée non sur l’individualisme, mais sur la
solidarité familiale, et sans sacrifier le principe de non-marchandisation de
la terre, que freinait l’appartenance de celle-ci à la collectivité[26].
L’objet
du droit de propriété, dont il vient d’être fait état, sans pour autant
confondre les deux notions en présence, comme le faisait les auteurs classiques
appartenant aussi bien au monde occidental qu’au monde musulman[27],
se présentait s’agissant de la terre, sous forme d’un compromis.
En effet, au
lieu d’accéder aux demandes des
partisans d’une colonisation foncière musclée et à leur tête le parti colonial français,
demande visant à mettre sur le marché les terres placées jusqu’ici sous
l’autorité du sultan et à abolir les obstacles
aux transactions les concernant, le Maréchal Lyautey, Commissaire Résident Général
au Maroc de 1912 à 1925, appliqua un système de ponctions foncières favorable à
l’octroi des terres aux colons, tout en atténuant leur appétit.
Le but
recherché était de freiner une évolution rapide vers une propriété privée et
individuelle généralisée, avec les risques liés au libre marché de la terre que
sont le déracinement des populations rurales et leur exode vers les villes et,
donc, le risque de remise en cause de l’ordre colonial, comme ce fut le cas en
Algérie[28].
Pour
ce qui est de la propriété bâtie, on demeurera
frappé par le fait que le droit y afférent ne sera pas seulement reconnu après
coup, mais suscité. A défaut, on ne voit pas bien comment « la
colonisation européenne qui avait fortement marqué le paysage rural à ses
débuts allait devenir presque uniquement urbaine »[29],
ainsi que le révèle la création, à travers le territoire marocain, des villes
dites « nouvelles » ou « européennes »[30].
En fait, l’adoption du Dahir du 16 avril 1914 relatif à l’urbanisation n’y
était pas étrangère[31].
Précisons,
enfin, que le pouvoir colonial tenait à assortir le droit de propriété bâtie ou
non d’une protection à toute épreuve, en ayant recours à ce subterfuge, qui
tendra à le rendre définitif, qu’est l’immatriculation, introduite au Maroc par
le Dahir du 12 août 1913[32],
appelé à être modifié par la loi 14-07,
promulguée par le Dahir n° 1-11-177 du 22 Novembre 2011[33].
En l’entourant de garanties juridiquement irréfutables, il permettait aux
ressortissants européens de valider ce qu’ils avaient acquis parfois
illégalement ou suite à des procédés contestables[34].
Au
vu des développements qui précédent, on constate que le droit de propriété
européen se présentait comme un droit à la fois privé, individuel et
immatriculé. Il apparaissait, de ce fait, comme « l’instrument foncier
privilégié pour l’introduction du capitalisme au Maroc »[35].
B- Le droit de
propriété à caractère autochtone
Le
comportement du Maréchal Lyautey à l’égard des autochtones en matière du droit
de propriété sera dicté par la logique coloniale, qui lui imposait de défendre
les intérêts de son pays et de ménager les colons. Toutefois, il croyait
pouvoir le faire sans trop bousculer les règles et les pratiques appliquées
dans le Maroc d’avant 1912. C’est du moins ce que laisse penser l’examen des
deux types de droit de propriété, à l’émergence desquels il sera amené à
présider, à savoir : le droit de propriété à titre collectif et celui à
titre privé.
1- le droit de
propriété à titre collectif
Après
avoir récupéré et débarrassé les terres collectives de l’expression
« Kharaj », dont elles étaient assorties durant la période pré-coloniale,
l’Etat protecteur va changer le statut de leurs titulaires. D’usufruitiers[36],
ces derniers se verront reconnaître, grâce à l’adoption du Dahir du 19 avril
1919 relatif à l’organisation de la tutelle administrative des collectivités
ethniques et réglementant la gestion et l’aliénation des biens collectifs[37],
le droit de propriété sur lesdites terres. Deux traits essentiels caractérisent
ce droit :
·
Le très peu
de consistance du pouvoir juridique y inhérent, dans la mesure où il ne
répondait pas aux critères permettant de le qualifier en tant que tel, à savoir : l’exercice de
la part de ses bénéficiaires de la plénitude des prérogatives sur les terres
collectives, prérogatives confinant à
une sorte de souveraineté sur les terres en cause.
A preuve les restrictions
qui lui furent apportées par l’article 1er du Dahir susvisé. D’après
celui-ci, « le droit de propriété des collectivités ethniques ne peut
s’exercer que sous la tutelle de l’Etat », dont le représentant était seul
fondé à décider des mesures jugées importantes, comme le partage des terres
(article 4), à l’exclusion de la « jemaâ », créée par le Dahir du 21
novembre 1916, qui elle, ne pouvait prendre aucune décision en rapport avec les
composantes essentielles du droit de propriété que sont les droits de
jouissance et de disposition.
Ces données attestent du fait que l’on est ici en présence d’un vrai
faux droit de propriété. Tout au plus on
peut parler d’un droit de propriété spécifique,droit destiné à protéger la
propriété coloniale, en définissant de façon stricte celle de la paysannerie
marocaine dans un texte rigide, qui servirait en même temps à prévenir l’exode
rurale et les dangers de l’urbanisation[38].
·
Le second
trait réside, lui, dans le recul de l’objet du droit en cause en raison d’abord des expropriations pour cause
d’utilité publique qu’exigeait la transformation du Maroc en un Etat moderne,
ensuite des prélèvements destinés à être
opérés au profit des colons en vertu, entre autres, de l’article 10 du Dahir du
27 avril 1919 et enfin, comme on le verra plus loin, du passage d’une partie
importante des terres collectives au « melk ».
2- Le droit de
propriété à titre privé
Le
droit considéré, qui était resté pendant des siècles absent ou confus et
embryonnaire, allait, au lendemain de la colonisation du Maroc, présenter une
netteté et un développement considérable. On s’en apercevra une fois qu’on aura
éclairci, d’une part, les types de droit de propriété privé qui s’inscrivaient
dans une telle perspective et, d’autre part, leurs caractéristiques
respectives.
a- Les types
de droit de propriété privé
On en distingue deux :
·
Le droit de propriété privée maghzénien : celui-ci verra le jour au Maroc en partant de l’idée que les biens du
Maghzen doivent être divisés en fonction de leur nature et de leur finalité en
biens du domaine public et biens du domaine privé[39].
Les premiers types de biens sont connus sous
le nom de biens d’affectation, dans la mesure où ils sont destinés à l’usage de
tous et ne peuvent, de ce fait, être possédés privativement.
Les seconds, quant
à eux, admettent l’appropriation privée, dès lors que leur définition s’opère
de façon résiduelle, et ce en comportant
tous les biens ne relevant pas du
domaine public.
Comme les précédents, ces derniers sont assujettis à l’autorité
maghzéniènne, avec cette différence, notoire, il est vrai, que l’autorité
susvisée est habilitée à exercer sur eux des droits de propriété au sens civil.
·
Le droit de propriété privée dit « melk » s’entend,lui, d’un droit qui porte essentiellement sur les immeubles
(la terre). Les règles s’y appliquant trouvent leur origine dans le droit
musulman, rite malékite, règles à la
mise en œuvre desquelles le colonisateur
ne s’opposera pas, puisque son
intervention en la matière se limitera à l’adoption de quelques dispositions légales,
celles relatives à la procédure d’établissement des actes de propriété[40].
Les auteurs musulmans classiques considèrent un tel droit comme relevant de la pleine
propriété privative, que celle-ci soit individuelle ou familiale, avec ou sans
indivision. A leurs yeux, ainsi qu’on l’a déjà signalé, il désigne à la fois le
droit de propriété en tant que tel et la chose sur laquelle il porte.
Il est intéressant aussi de savoir que sa signification est souvent
identifiée à celle donnée par le droit romain au droit de propriété privée. Autrement dit, il présenterait les
mêmes attributs que lui, à savoir : usus, abusus et fructus, auxquels
correspondent les droits connus, respectivement, sous le nom d’usage, de
disposition et de jouissance[41].
Il reste à indiquer que la propriété « melk » s’acquiert
grâce à la possession (hiyaza), possession qui doit se manifester par une
jouissance paisible, publique et ininterrompue durant un certain délai que le
rite malekite fixe à 10 ans, pouvant être portée à 40 ans lorsque la possession
joue à l’encontre de parents, d’alliés ou de copropriétaires, le tout assorti
de cette précision que le détenteur du bien « melk » doit se
comporter en véritable propriétaire.
Une fois la durée de 10 ans écoulée, le possesseur devient
propriétaire, dans la mesure où il ne peut être dépouillé par une action en revendication. Ceci revient à dire que le
droit musulman admet la prescription extinctive[42].
b- Les
caractéristiques des types de droit de propriété privée passés en revue
Les
deux types de droit de propriété privée qui viennent d’être examinés ont en commun le fait d’avoir un objet voué à
extension, surtout le second, et une propension à faire des concessions à des
tiers.
·
Des droits de
propriété privée à objet voué à extension
–
Pour ce qui
concerne le premier type de droit de propriété, l’extension visée se justifiera
par la nécessité pour le pouvoir colonial de se trouver constamment à la tête
d’un important patrimoine, notamment à caractère immobilier. Tout au long du protectorat,
il y aura recours soit pour satisfaire les besoins des colons en terre, soit
ceux de l’administration. Son acquisition s’effectuera par divers moyens :
confiscations pénales, sanctions administratives, exercice du droit de
préemption, expropriation, etc.
–
S’agissant
des terres sur lesquelles devait porter le droit « melk », on
observera que très réduites en surface par rapport à celles relatives aux
autres droits de propriété, lesdites terres sont appelées à connaître une
montée irrésistible et continue. A la fin du protectorat, elles représentaient
plus de 3/5 des terres cultivables, contre 1/5 à peine à ses débuts[43].
L’idée force qui émerge en surface et qui mérite d’être retenue est que
la terre sur laquelle portait le droit « melk » allait se développer
considérablement au détriment des terres collectives. Lorsque celles-ci
résistaient encore aux assauts des melkistes, elles se présentaient, en fait,
comme un « melk » en puissance ou « un ’’melk’’ qui ne veut pas dire son nom »[44]
·
Des droits de propriété
privée assortis de concessions faites à des tiers
Le
droit de propriété privée maghzénien et celui dit « melk » ont pour caractéristique
de répondre à des fins autres que celles dont il a été fait état précédemment.
Ils peuvent voir leurs prérogatives bénéficier à des non-titulaires de celles-ci,
en leur reconnaissant certains droits.
–
Tel est le
cas, d’abord, des terres inscrites au domaine privé du Maghzen, terres que
celui-ci allait attribuer aux tribus « guich »,qui lui étaient alliées ou soumises et qui devaient assurer sa sécurité, en formant une
ceinture de protection autour des villes impériales : Meknès, Fès,Marrakech,
Rabat[45].
Cette opération supposait un démembrement du droit de propriété y
relatif. Contrairement aux terres collectives des tribus, le Maghzen gardera la
nue-propriété des terres « Guich » ou le droit éminent. Les tribus
« Guich », elles, se verront accorder, à titre collectif, un droit de
jouissance ou manfaâ, résultant d’une concession du sultan.
–
Tel est le
cas, ensuite, des biens « habous », qui, eux, interviendront dans le
cadre du droit de propriété privée « melk », et, qui, comme lui,
seront régis par les règles du droit musulman. Le titulaire du droit
« melk » « se dépouille d’un ou plusieurs de ses biens
généralement immeubles, et les met hors du commerce, en les affectant à
perpétuité à une œuvre pieuse, charitable ou sociale, soit d’une manière
absolue, exclusive de toute restriction (habous public), soit en réservant la jouissance de ces biens à une
ou plusieurs personnes déterminées (habous de famille) ; à l’extinction
des bénéficiaires, le habous de famille devient habous public »[46].
Cette définition, dont le contenu sera repris par les articles 73, 74
et 75 du Dahir du 2 juin 1915 relatif
aux immeubles immatriculés, met suffisamment en lumière l’idée maîtresse
annoncée au seuil de ce paragraphe pour qu’il soit encore utile d’insister sur
elle.
On doit seulement noter que le pouvoir colonial sera amené à prévoir une
réglementation assez étoffée en vue de rendre applicable le régime des terres « habous »[47].
Les
données ainsi rappelées témoigne
nt de l’importance que revêtait la définition
des modes d’appropriation de la part du colonisateur. Il fallait aller
au-devant des intérêts fonciers de ce dernier et des colons, sans trop
compromettre ceux du pays protégé, ainsi d’ailleurs que le fonds auquel ils s’adossaient, celui constitué par les coutumes
pré-islamiques et par les lois foncières musulmanes. Ceci d’autant plus que le
principe de co-souveraineté impliqué par le régime du protectorat n’autorisait
pas la France à agir en en faisant qu’à sa guise.
Conscient de l’enjeu, le
pouvoir colonial sera amené à opter non pas pour une mainmise sur toutes les terres marocaines mais pour un système
pluraliste d’appropriation : Le droit de propriété au Maroc colonisé
comprendra à la fois le droit de propriété propre aux ressortissants européens,
qui était de toute évidence privilégié et d’essence privée et individuelle, le
droit de propriété collective ne concernant que les collectivités ethniques
autochtones et les droits de propriété privée maghzénien et melkiste.
III-
Le droit de propriété durant la période post-coloniale
Lorsque
l’on tente de découvrir ce qui caractérise la période allant de l’indépendance
du Maroc (mars 1956) à nos jours, on demeure frappé par deux faits majeurs :
la consolidation du droit des Marocains à la propriété par des textes à valeur
supra- législative et l’exacerbation de la tendance apparue lors du protectorat
en faveur de la substitution du droit de propriété « melk » aux
autres formes d’appropriation.
A- La
consolidation du droit des Marocains à la propriété par des textes de valeur
supra-législative
Les
textes auxquels il est fait allusion s’entendent des constitutions successives appelées
à être adoptées par le Maroc et des conventions internationales signées
par lui et qui, une fois ratifiées,
auront une autorité supérieure aux lois nationales. A partir de ces textes, on
distinguera deux types de consolidation : constitutionnelle et internationale.
1- La
consolidation constitutionnelle
Conscients
du fait que le droit de propriété, notamment à caractère individuel , a été à
la base du développement économique et social des peuples dits civilisés, ainsi
que de l’importance qu’il avait déjà commencé à prendre au Maroc d’avant la colonisation,
compte tenu de sa consécration par ce dernier dans le cadre du projet de constitution
de 1908[48],
les rédacteurs des différentes constitutions du Royaume du Maroc ne manqueront
pas de faire figurer le droit en question au nombre des droits économiques et
sociaux devant être reconnus aux citoyens marocains, pris individuellement et
collectivement.
L’article
15 de la constitution de 1992 a repris les dispositions relatives à la garantie
du droit de propriété inscrite dans les constitutions de 1962, 1970 et 1972, où
il est précisé que « le droit de la propriété demeure garanti.La loi peut
en limiter l’étendue et l’exercice si les exigences du développement économique
et social planifié de la nation en dictent la nécessité. Il ne peut être
procédé à expropriation que dans les cas et les formes prévues par la loi ».
L’article
35 de la constitution, version 2011, fera état de ces mêmes principes, mais en
les faisant suivre de développements ayant trait, entre autres, à « la liberté
d’entreprendre et à la libre concurrence », dont l’effectivité implique
nécessairement le respect du droit à la propriété privée individuelle et
plurale.Liberté et propriété privée vont, en effet, ensemble.
Le législateur marocain
sera amené,finalement, à considérer la seconde comme étant de l’essence de la première
sans pour autant sacrifier la nécessaire protection du corps social et de la nation,
comme le prévoit l’article 35 susvisé. Il rejoindra, par-là, la conception
libérale du droit de propriété, retenue en Europe à partir du XVIIIème siècle.
2- La
consolidation internationale
Membre
de l’organisation des Nations unies à
partir de 1956, le Maroc va se trouver engagé par les actes juridiques émanant
d’elle.
Tel est,d’abord, le cas de la charte des Nations Unis du
26 juin 1945, charte qui se préoccupe à diverses reprises des droits de
l’homme, dont le droit de propriété.
Tel est, ensuite, le cas de la Déclaration universelle
des droits de l’homme du 10 décembre 1948. Le contenu y relatif comprend
l’énumération et la définition d’une série de libertés et de droits sociaux, au
nombre desquels figure le droit de propriété. Plus précisément son article 17
déclare que « toute personne, aussi bien seule qu’en collectivité, a droit
à la propriété. Nul ne peut être arbitrairement privé de sa propriété.»
La Déclaration universelle des droits de l’homme
islamique, adoptée par tous les pays musulmans et, partant, par le Maroc, lors
de la 19èmeConférence islamique des ministres des Affaires étrangères,
prévoit, quant à elle, en son article 15 a, que « tout homme a droit à la
propriété acquise par des moyens licites. Il lui est permis de jouir des droits
de propriété, à condition de ne pas porter préjudice ni à lui-même, ni à
autrui, ou à la société. L’expropriation n’est permise que pour cause d’utilité
publique et moyennant une indemnisation immédiate et juste. »
On peut encore multiplier les exemples de cette veine,
mais ceux qui viennent d’être donnés suffisent, croyons-nous, à rendre
intelligible la question abordée.
B- L’exacerbation
de la tendance en faveur de la substitution du «melk » aux autres formes
d’appropriation
A partir des années 60, et surtout du début des années
80, époque à laquelle la refonte des régimes fonciers devenait une
préoccupation majeure des services publics marocains[49],
un consensus général entre acteurs, experts et décideurs allait se dégager sur
la nécessité d’une unification des formes d’appropriation héritées du temps du
protectorat. Ce consensus tendra à se cristalliser autour de l’idéed’une extension
de la propriété « melk » allant jusqu’à l’absorption des autres types
de droit de propriété et de leurs démembrements.
Dès lors deux questions se posent : quels sont les
facteurs explicatifs de la tendance en examen et quels en sont les signes
révélateurs ?
1- Les
facteurs explicatifs de la tendance en examen
La tendance qui nous occupe s’explique par deux facteurs
essentiels, l’un d’ordre juridique, l’autre d’ordre économique.
-Le premier nous conduit à faire observer que le « melk »
est, en principe, le mode d’appropriation le plus nettement défini juridiquement
et, avec lui, les habous[50],
notamment lorsque son objet porte sur la terre. En effet, comme le souligne
N.Bouderbala, « la terre melk est celle dont la légitimité juridique
vis-à-vis de la loi musulmane et ses docteurs est la moins contestable »[51].
Le Maroc indépendant continuera à attacher une grande importance au moyen
permettant de l’acquérir, autrement dit à la possession, ainsi que le révèle la
loi n°39-08 relative au Code des droits
réels , loi qui consacre à sa réglementation les articles allant de 239 à 263,
et dont celui portant le n°250 en limite le champ d’application à la
prescription extinctive de l’action en revendication au profit du possesseur, à
l’exclusion de la prescription acquisitive ou usucapion.
Mais quelle que soit sa valeur, à lui seul le facteur juridique n’aurait pu suffire à
justifier la tendance constatée en
faveur de l’élévation du droit de propriété privée « melk » au rang
d’objectif prioritaire, pour ne pas dire stratégique, s’il n’était accompagné
du facteur économique, qui paraît déterminant.
-La forme d’appropriation qualifiée de « melk »
présente, en effet, un certain nombre d’avantages quant à la mise en valeur
agricole et à l’investissement[52].
Il en est ainsi, d’abord, de la stabilité qu’elle offre,
stabilité générée par une possession paisible et continue, de nature à inciter
le propriétaire à investir et à procéder
à des améliorations.
Ensuite, de la possibilité de disposer d’une garantie (hypothèque)
permettant l’accès au crédit et aux organismes bancaires.
En outre, la forme d’appropriation en question est
favorable à la liberté d’action, en ce sens que le propriétaire est en
mesure de disposer librement de sa
propriété, notamment pour la vendre, la louer ou l’hypothéquer.
Nous pouvons y ajouter la mobilité du contenu du melk, la
terre, grâce à l’existence d’un marché foncier.
Le « melk » apparaît ainsi comme un outil de dynamisme,
le mode d’appropriation qui répond le mieux aux impératifs du développement
économique et social.
Les divers textes législatifs appelés à être publiés le
25 juin 1969 sous le titre « textes formant Code des investissements
agricoles » révèlent que c’est à partir de ces avantages que le Maroc
entendait définir une politique agraire, autrement dit à partir de la primauté
du droit de la propriété privée «melk », orientation dictée par la
recherche de l’efficacité économique[53].
2- Les signes
révélateurs de la tendance en examen
Plusieurs signes viendront confirmer et faire apparaître
au grand jour la tendance considérée, à commencer par la
« melkisation » de facto d’une partie importante des terres
collectives de culture, suite au partage périodique pratiqué durant la phase post-coloniale,
partage qui devait normalement être légalisé par la loi dont le projet fut
confié à la Direction des aménagements fonciers (DAF) au sein du ministère de
l’Agriculture[54].
On peut citer aussi, le passage des terres collectives
situées dans les périmètres d’irrigation sous une forme d’appropriation de type
« melk », et plus précisément d’une forme d’appropriation où lesdites
terres seront considérées comme appartenant dans l’indivision aux personnes qui
avaient la qualité d’ayant droit à la date de publication du Dahir n°1-1-69 du
25 juillet 1969 y relatif.
Il peut être, également, fait mention de la
« melkisation » des terres appartenant au domaine privé de l’Etat,
connues sous le nom de lots de colonisation, « melkisation » opérée au profit des personnes et des
ouvriers sans terre, et ce grâce à l’adoption du décret royal portant loi
n°267-66 du 4 juillet 1966.
A partir de 2006, les obligations qui pesaient sur les
attributaires susvisés seront levées, pour faire place à un droit de propriété plein et entier,
notamment pour ceux d’entre eux qui s’étaient acquittés des paiements
concernant leur lot et avaient remboursé les crédits obtenus auprès de la
coopérative à laquelle ils adhéraient[55].
Par ailleurs, la plupart des terres « guich »,
dont l’Etat a la nue-propriété (droit éminent), finiront par changer de statut
pour être intégrées notamment à celui qualifié de « melk », à
l’emprise duquel seuls continueront, en 2008, à échapper quelque 210.000 ha
situés dans les alentours de Marrakech[56].
La poursuite du processus de « melkisation »
conduisant à l’unification des formes d’appropriation en direction du « melk »
apparaît ainsi suffisamment claire et nette pour qu’il soit encore nécessaire
de s’appesantir sur elle, d’autant plus que déjà en 1996, date du dernier
recensement de l’agriculture, la part de la propriété privée concernée était de
76%dans la superficie agricole utile
(SAU), contre 17,6% pour les terres collectives,
2,8 % et 0,7 % pour celles qualifiées, respectivement, de guich et habous[57].
Au terme de l’analyse impliquée par la dernière partie de
notre recherche, on observe que le droit de propriété destiné à être consacré
par le Maroc indépendant ne sera pas la résurgence de ce qui existait avant le
protectorat, mais la poursuite de l’œuvre coloniale. Il semblait difficile de
faire table rase de celle-ci, sauf à provoquer plus de mal que de bien.
Ledit droit ne pouvait, en effet,
intervenir que sur des bases objectives, prédéterminées, héritées du pacte
colonial.
Inversement, l’adoption de nouvelles mesures exigeait la
modification de ces données historiques ou leur parachèvement.
Conclusion générale
Si l’on jette un
regard de synthèse sur l’ensemble des pages qui précédent, on ne manquera pas
de constater que le droit de propriété privée, notamment à caractère non
étatique, a connu un essor à la fois formidable et paradoxal.
–Formidable parce qu’après avoir été
totalement absent lors de la période antérieure à la pénétration de l’Islam au
Maroc et difficilement perceptible durant celle-ci, ledit droit est appelé à
faire l’objet, de la part de l’Etat colonial, d’une impulsion d’une telle
intensité que sa montée n’aura de cesse de s’affirmer, et cela jusqu’à nos
jours, puisque les dirigeants marocains entendent, désormais, en assurer la
primauté aux dépens de tous les autres.
–Paradoxal
parce que l’essor extraordinaire que le colonisateur fera prendre au droit qui
nous occupe ne s’expliquera pas seulement par le besoin de permettre aux colons
de s’approprier les terres des tribus, afin de l’aider à s’implanter au Maroc,
mais aussi par sa forte extension à des titulaires qui n’étaient pas
logiquement, censés en bénéficier, eu égard à leur qualité de colonisés :
les melkistes marocains.
Tout se passait comme si l’Etat protecteur avait doté
une catégorie d’autochtones du droit de propriété privée et individuelle, en
leur transférant une partie très importante des terres de même nature que
celles mises à la disposition des colons. En fait, caids, chefs de tribu et
notables marocains avaient profité de la confusion qui régnait dans le pays
avant l’adoption du Dahir du 27 avril 1919, ainsi que des délais trop longs
envisagés pour sa mise en œuvre, pour se livrer à des transactions sur les
terres collectives[58].
Ils y étaient aidés par leur connaissance du milieu paysan marocain,
connaissance qui leur permettait, plus qu’aux spéculateurs européens, de
vaincre la résistance à la vente souvent manifestée par les collectivités
ethniques[59]. A cela
venait s’ajouter la tendance du cadi et
du charâa à desserrer les contraintes pesant sur l’acquisition des
terres collectives, grâce à l’assimilation de ces dernières à du « melk »
indivis, parce que ne trouvant pas leur origine dans la loi musulmane, mais
plutôt dans la coutume[60].
L’administration coloniale f
inira, bon gré malgré, par
entériner les transactions en question, contribuant ainsi, de façon majeure, à
la privatisation des biens collectifs, privatisation que le Maroc indépendant
tendra à rendre irréversible, en l’étendant à l’ensemble des terres appartenant à des possesseurs collectifs
(guich, habous, maghzen), parce que jugée nécessaire pour le développement du
pays.
* Par SalmaEl MelloukiRiffi, PA à l’Université Hassan II- Casablanca-Mohammedia,
FSJES Mohammedia
[1] Voir BO n°5998, du 24 nov. 2011 p.5587
Le numéro du BO susvisé n’a pu, jusque-là ,être édité
en langue française. La transcription en cette langue du contenu des articles
du Code des droits réels (CDR) cités au cours de la présente étude est le fait
de notre propre traduction.
[2] Voir à propos du Dahir du 2 Juin 1915, BO,
n°137 du 7 juin 1915
[3] Voir Decroux (P.), « Droit foncier
marocain », Editions La Porte , 1977, p.277
[4] Voir dans ce sens, entre autres : Gsell
(S.), « Histoire ancienne de l’Afrique du Nord » ,tv, p.204
[5] Voir à ce sujet, Zenati-Castaine (F.) ;
« Mélanges Goubeaux », Dalloz, LGDJ, 2009, p.589
[6] Voir à ce sujet entre autres : Cornu
(G.), « Droit civil : les biens », Montchretien, 2007,13ème
éd., p.133 ; Dross(W.), « Droit civil : les choses »,
LGDJ, ns°3 et 153
[7] Voir dans ce sens Terré (F.) et Simler (Ph.),
« Droit civil : droit des biens », 2014, 9ème éd.,
p.p.434-435
[8] Voir Surdon (G.), « Les terres
collectives », Gazette des tribunaux marocains (GTM), 1926,
p.p.345-346,409-410
[9] Voir dans ce sens Guillaume (A.), « La
propriété collective au Maroc », Rabat, 1960, p.14 ; Josserand
(V.), « Essai sur la propriété collective », Livre du centenaire
du code civil, t1, p.335 ; Coulanges (F.), « Questions
historiques », Paris, 1893, p.p19-114
[10] Voir à ce sujet Decroux (P.), op.cit., p.463, Chelhod (J.),
« Le droit dans la société des bédouins, recherches ethnologiques sur le
Orf ou droit coutumier des bédouins », 1971, p.p.342 et s.
[11] Berque (J.), « Droit des terres et
intégration sociale », in Cahiers internationaux de sociologie, Paris,
1958
[12] Voir à ce sujet Cahen (C.), « Les peuples
musulmans dans l’histoire médiévale », Adrien Maisonneuve, Damas, 1977
[13] Voir à ce sujet Schiller (S.), « Droit
des biens », Dalloz, 2013, 6ème édition,p.p.62-63
[14] Voir à ce sujet Bouderbala (N.), « Le système de
propriété foncière au Maghreb : le cas du Maroc », in
« Politiques foncières et aménagement des structures agricoles dans les
pays méditerranéens : à la mémoire de Pierre Coulomb »,
Montpellier : CIHEAM, Cahiers Options Méditerranéennes, n° 36, 1999, p.50
[15] D’après Ibn Khaldoun, ce serait vers la fin du
premier siècle de l’hégire que le Khalif el Malek accorda la paix aux berbères,
qui offraient leur soumission, moyennant le paiement du Kharaj(voir à ce sujet,
Marchal (R.), « Précis de législation financière marocaine », édité à
Rabat en 1948, 3ème éd., p.74)
[16] Voir à ce sujet Bouderbala (N.), « Le
système de propriété foncière au Maghreb : le cas du Maroc »,
op.cit., p.50
[17] Voir à ce sujet Ibn Khaldoun, « Prolégomènes »,
traduction De Slane, T II, p.p.291-293
[18] Voir à ce sujet Lacoste (Y.), « Ibn
khaldoun, naissance de l’histoire passée du Tiers-Monde », F.Maspéro,
1966, p.32
[19] Voir à ce sujet Lombard (M.), « L’or
musulman du VIIème au XIème siècle », Annales-Sociétés-civilisations,
1947 ; Lacoste (Y.), op.cit., p.30
[20] Voir dans ce sens Cahen (C.),
« Contribution à l’histoire de l’ « iqta », Annales-
Sociétés-civilisations, janvier-févier, 1953
[21]Voir dans ce sens Boutruche (R.),
« Seigneurie et féodalité », Aubier, 1959
[22] Voir à ce sujet Cahen (C.), « Note sur
l’histoire de l’Himaya », Mélanges Louis Massignan, 1957
[23] Voir dans ce sens Lacoste (Y.), op.cit., p.31
[24] Voir article 1 du traité de Fès du 30 mars
1912
[25] Voir ce Dahir in BO n°137 du 7 juin 1915
[26] Voir à ce sujet Bouderbala (N.), « Les
systèmes de propriété foncière au Maghreb : le cas du Maroc »,
op.cit., p.53 ; Ceped (M.), « Essai de définition de la conception
paysanne de la propriété foncière », in Cahiers de l’ESEA, série n°12, mai
1974
[27] Voir à ce sujet Chehata (C.), « Etudes de
droit musulman », t 2, 1973, p.178 ; El Shakankiri (M.), « Les
choses en droit musulman », Archives philosophie de droit, 1979, p.67 et
s. ; Terré (F.) et Simler (Ph.), op.cit., p.107
[28] Voir à ce sujet l’intervention du Maréchal
Lyautey devant l’Académie d’agriculture de France, 1923 ;
Michaux-Bellaire(E.), « Les terres collectives au Maroc et la
tradition », Bulletin de l’Afrique Française, mars 1924 ; Milliot (L.),
« Les terres collectives. Etudes de législation marocaine », Paris
1922, p.110.
[29] Voir à ce sujet Samir (A.), « Le Maghreb
moderne », Editions de Minuit, 1970, p.29
[30] Pour plus de détails concernant cet aspect
voir Ouazzani (A.), « La question urbaine au Maroc », thèse d’Etat,
Université Mohammed V, F.S.J.E.S., Rabat, 1988
[31] Voir Bo n°78 du 28 avril 1914
[32] BO n° 46 du 12 septembre 1913
[33] Voir Bo n° 6004, 15 décembre 2011, p 2519
[34] Voir à ce sujet Galissot (R.),
« L’Economie de l’Afrique du nord », PUF., 1969, p.27 ;Ayach
(A.), « Le Maroc : bilan d’une colonisation », Ed. sociales,
1956, p.169, Piquet (V.), « Le Maroc », Paris, 1920, p.431
[35] Voir à ce sujet Bouderbala (N.), op.cit., p.54
[36] Le Maghzen n’a jamais renoncé à son droit de
propriété éminent sur la terre. Voir à ce sujet Bouderbala (N.), « Les
terres collectives du Maroc dans la première période du protectorat »,
op.cit.p.11
[37] Voir BO, 28 avril 1919, p.375
[38] Voir à ce sujet Bouderbala
« N.), « Les systèmes de propriété foncière au Maghreb : le
cas du Maroc », op.cit., p.52
[39] Cette distinction fut dégagée au milieu du
XIXème siècle par la doctrine française , et notamment par Prudhon , et sera entérinée par le législateur et la
jurisprudence (voir à ce sujet Weill (A.), « Droit civil :les
biens », Précis Dalloz, 1974, p.190), avant d’être incorporée dans le
Dahir du 1er juillet 1914 relatif au domaine public ( BO, 10 juillet
1914, p.529), Dahir qui sera complété et modifié par celui du 8 novembre 1919 (BO du 17 novembre 1919,
p.1316).
[40] Voir dans ce sens le Dahir du 7 juillet 1914 portant règlement de la
justice civile et de la transmission de la propriété immobilière, abrogé et
remplacé par celui du 7 février 1944.
[41] Voir dans ce sens Bouderbala (N.), « Le
système de propriété foncière au Maghreb : le cas du Maroc »,
op.cit., p.55
[42] Voir à ce sujet Belkeziz (A.), « La
possession en droit privé marocain », Editions La Porte, 1968, p.p.41-42
[43] Voir à propos de ces deux chiffres Bouderbala
(N.), « Les terres collectives du Maroc dans le première période du
protectorat », op.cit., p.9
[44] Voir à ce sujet Bouderbala (N.), op.cit., p.1
[45] Voir à ce sujet entre autres : Lahlimi
(A.), « Situation foncière et implantation humaine sur le plateau de Meknès-Fès »,
Bulletin économique et social du Maroc, n° double, juillet-décembre 1968, p.67
[46] Voir à ce sujet Luccioni (J.), « Le
habous ou Wakf(rites malékite et hanafit) », Casablanca, 1945, p.15
[47] Réglementation allant du Dahir du 12 Août 1913 relatif à
l’immatriculation jusqu’à l’article 4 de celui consacré à la propriété
commerciale (24 mai 1955), en passant par ceux ayant trait à la mise en œuvre
des habous (Dahir du 21 juillet 1913), à leur classification parmi les
immeubles inaliénables (Dahir du 7 juillet 1914) et aux droits coutumiers pouvant les grever
(Dahir du 27 février 1914) ou provoquer leur dépréciation (Dahir du 8 juillet
1916).
[48] Rappelons que le projet marocain de
constitution datant du 11 octobre 1908 garantissait le droit de propriété dans
son passage relatif aux « droits des citoyens ». Il permettait à
l’Etat de « prendre » à un individu son bien s’il s’avérait d’utilité
publique, après décision du Conseil consultatif des oulémas et approbation
expresse du sultan, moyennant une véritable indemnisation (art. 23).
[49] Voir à ce sujet Chiche. (J), « A la
recherche d’une définition des statuts fonciers au Maroc », Options
méditerranéennes, série A. Séminaires méditerranéens, n°32,p.15
[50] Contrairement aux terres « guich »,
les biens habous, dont la terre, se verront appliqués un grand nombre de règles
trouvant leur origine à la fois dans le droit musulman et dans le droit positif,
comme cela était déjà le cas du temps du protectorat. Ces règles finiront par
être insérées, pour l’essentiel, dans le Code des biens habous, appelé à être
mis en place le 23 février 2010, comme le révèle le Dahir n° 236-09-01 du 23
février 2010 (BO, version arabe, n°5847, p.315), et ce afin de préconiser une
nouvelle manière de gérer les biens en question et de les rendre, par la même,
aptes à contribuer au développement du pays (voir à ce sujet : Decroux
(P.), op.cit., p.158 et s. ; Essaid (M.J.), « Introduction à
l’étude du droit », Coll. Connaissances, 2000, 3ème éd., p.440
et s. ; Al Fakhouri (D.), « Les droits réels en conformité avec la
loi n°39-08 »(en arabe), Dar Nachr Al Maârifa, 2014, p.p.35-36
[51] Voir à ce sujet Bouderbala (N.), « Les
Terres collectives du Maroc dans la première
période du protectorat (1912-1930) », op.cit., p.9
[52] Voir à propos de ces avantages, entre
autres : Royaume du Maroc, ministère de l’Agriculture et de la Pêche
maritime. Situation de l’agriculture marocaine 2005, p.3 (Dossier foncier
agricole, www.Vulgarisation.net ) ; Banque mondiale(Rapport n°49970),
« Marchés fonciers pour la croissance économique du Maroc », Documents
de la Banque mondiale, Vol. I, 31 mai 2008,p.p. 6-8
[53]Voir à ce sujet Le Coz (J.), « Mutations
rurales au Maghreb : du dualisme agraire à l’aménagement de
l’espace », in « Introduction à l’Afrique du Nord contemporaine »,
Ed. du CNRS, 1975, p.77
[54] Voir à ce sujet l’atelier sur la politique
foncière organisé les 29 et 30 juin 2000 par le ministère de l’Agriculture.
[55]Voir article 3 de la loi n°05-01 publiée en
janvier 2005, modifiant et complétant le Dahir du 29 déc. 1972 relatif à
l’attribution de terres du domaine privé de l’Etat, dont le décret
d’application sera publié en août 2006.
[56] Voir à ce sujet le Rapport de la Banque
mondiale n°49970 précité, vol.1, p.5
[57] Voir à ce sujet le Rapport de la Banque
mondiale n°49970 précité, vol.1, p.7
[58] Voir à ce sujet Milliot (L.), op.cit., p.114
[59] Voir à ce sujet Milliot (L.), op.cit., p.118
[60] Voir à ce sujet, entre autres, Decroux (P.), op.cit., p.463