Université Hassan II-Mohammédia
Faculté des Sciences Juridiques, Economiques et Sociales Mohammédia
L’histoire des idées politiques
Professeur :
Mohammed Nachet
Année universitaire : 2023-2024
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L’histoire des idées politiques |
Introduction
La notion d’Histoire
renvoie à une narration, un récit à une restitution des faits, des évènements
qui se sont déroulés et des idées qui ont été produites dans le passé.
L’Histoire est aussi une technique de fouille et de décryptage du passé. Elle
interroge pour expliquer aux humains le sens du passé. Elle élucide ce qui est
confus. Dans ce sens, elle peut être identifiée à une technique à la
disposition des Humains pour comprendre leur passé. C’est pourquoi l’Histoire
fait partie des sciences humaines.
Quant aux idées, elles renvoient à des
représentations, des observations et même des jugements que l’Homme pourrait
porter sur son milieu et sur les objets
en général. Ces idées s’inscrivent dans le temps et sont bien entendu le
produit des interactions humaines. Elles pourraient être également le produit d’une interaction avec
le milieu physique.
Cette combinaison de l’Histoire des Idées fait dire à M. Foucault (L’archéologie du savoir, p.180)
que « l’Histoire des idées s’adresse à toute pensée insidieuse, à tout ce
jeu de représentations qui courent anonymement entre les hommes ; dans les
interstices des grands monuments discursifs, elle fait apparaître le sol
friable sur lequel ils reposent. C’est
une analyse des opinions plus que du savoir, des erreurs plus que de la vérité,
non des formes de pensée mais des types de mentalité. Elle se donne pour tâche
de traverser les disciplines existantes, de les traiter et de les
réinterpréter. Elle décrit les connaissances qui ont servi de fond empirique et
non réfléchi à des formalisations ultérieures ; elle essaie de retrouver
l’expérience immédiate que le discours transcrit ; elle suit la genèse
qui, à partir des représentations reçues ou acquises, va donner naissance à des
systèmes et à des œuvres. »
Cela dit, l’histoire des idées
politiques s’inscrit dans l’histoire des idées en général. Son isolement de
l’ensemble est probablement arbitraire mais combien nécessaire pour
l’observateur. C’est ainsi que
l’histoire des idées politiques s’attellent à étudier les apports
philosophiques en matière politique, notamment ceux qui tendent à proposer les
contours du meilleur gouvernement (juste), du meilleur régime politique, de la
loi, de la citoyenneté, des droits, de la justice, de la légitimité du pouvoir,
de l’intérêt général, etc…
L’histoire relève que depuis très longtemps les communautés (sociétés)
humaines ont produit des représentations (des conceptions) de la politique.
Cependant, ces dernières sont restées très rudimentaires notamment dans les
sociétés orientales anciennes (discours et codes politiques, des contes et de
la prose en matière politique).
Cela dit, cette production est
restée toutefois à un niveau de description des institutions et des faits
sociaux. Elle n’atteint pas un niveau d’abstraction avec une démarche
systématique reposant sur une logique visant à établir une réflexion intégrée
entre les différentes thématiques du pouvoir politique aux commandes d’une
Cité, d’un empire ou d’un Etat moderne. La civilisation grecque, s’inscrit dans
ce processus ; elle va être la pionnière en matière de philosophie
politique et par conséquent de pensée politique.
Il s’ensuit que la notion d’idées politiques[1]
est souvent confondue avec celle de doctrine ou de théorie politique. Il est
possible de les distinguer en tant que concepts mais elles sont toutes les
trois complémentaires. « L’histoire des doctrines fait partie de
l’histoire des idées, et elle n’en est peut-être pas la partie
essentielle », écrit J. Touchard.
La doctrine est, selon le Petit Robert, un ensemble de notions qu’on
affirme être vraies et par lesquelles on prétend fournir une interprétation des
faits, orienter l’action humaine[2].
Elle est formée, selon D. Lavroff, par un ensemble de démonstrations qui
exposent ce que l’auteur considère comme certain et pouvant donc faire l’objet
d’un enseignement. La doctrine suscite la conviction et éventuellement la foi.
Il existe donc des doctrines politiques qui sont des constructions qui reposent
sur des idées ou des faits indiscutables.
Il s’agit alors d’une vérité que l’on ne pourrait que constater et à laquelle
il faudrait adhérer. Il en est ainsi, par exemple, des doctrines politiques qui
reposent sur un corpus religieux comme l’Evangile ou le Coran.
Quant à la notion de théorie, elle réside dans une tentative
d’explication aux termes d’une démarche logique. Et selon Lavroff, la notion de
théorie comporte un aspect de démonstration et de vérité scientifique de
l’objet de réflexion.
Les doctrines et les théories politiques sont des idées
politiques ; mais celles-ci ne se réduisent pas exclusivement à des
doctrines et théories. En effet, il y a des représentations de la politique qui
ne sont pas structurées en œuvres écrites ni construites comme le sont les
théories et les doctrines. Tout le monde a des idées politiques mais rares sont
ceux qui élaborent des théories ou des doctrines politiques. Ainsi retenir la
notion d’idées politiques comme objet d’un enseignement, c’est sans doute
étudier les ensembles construits que sont les doctrines et les théories mais
aussi étendre l’étude à des corps d’idées non formulées dans des œuvres qui
animent l’action des hommes et conduisent le développement politique des
sociétés.
Dans le programme de cette année, l’histoire des idées politiques vise à
rendre compte des apports de chaque penseur pris individuellement, ainsi que de
l’influence qui peut se produire entre les différents penseurs, en matière du
fait politique. Cette démarche serait cependant insuffisante ou, autrement dit,
mutilée sans situer ces apports dans
leur contexte général à savoir leur cadre socio-historique ;
autrement dit, « ces textes politiques sont à la fois des inventions, des
constructions autonomes, et des réponses aux problèmes posés par leur
temps [3]».
[1] C’est au milieu du XIXè siècle que se
constitue une discipline spécifiquement
consacrée à l’étude des idées dans la
politique. On enseignera l’histoire de la pensée politique à la Sorbonne à
partir de 1896. En France,l’enseignement
de cette discipline visait particulièrement à faire pièce aux idées
socialistes. Après la 2ème
guerre mondiale, J.J Chevalier fit entrer cette discipline dans les
facultés de droit.
[2] En droit, une doctrine est ensemble de travaux juridiques destinés à
exposer ou à interpréter le droit (opposé à législation et à
jurisprudence)
[3] F. Chatelet et autres, Histoire
des idées politiques, Puf, 1993.
↚
1- Le cheminement des idées politiques
Les historiens avancent
que la démocratie athénienne connut son apogée sous Périclès (-495-429). La conception de la démocratie
chez ce politique est d’abord une idée pratique ; autrement dit, elle renvoie
à une démarche empirique (les idées liées à l’action politique). Elle repose
sur le principe de l’exercice de la souveraineté par le peuple à travers ses
institutions, à savoir l’Ecclésia, la Boulé et l’Héliée. Le pouvoir, dans la
Cité, émane donc du peuple. Il (Périclès) déclare, selon Thucydide, ne pas
croire que la possession des richesses ou la naissance donnent des facultés
spécifiques pour décider en matière politique. Ce faisant, pour réaliser ses
projets et conduire sa politique, Périclès s’appuie sur la masse même des
citoyens.
Ainsi, selon Périclès,
est démocratique une Cité (Etat) où la loi est la même pour tous (isonomia),
égale aussi la participation aux affaires (isagoria), au pouvoir
(isocraria). Cette démarche a été
accompagnée par des mesures à caractère social : misthophorie ou
indemnités destinées à favoriser la participation à la vie publique, mesures
d’assistance publique aux indigents. Ces mesures découlent du constat que les
«déséquilibres sont le fléau des Cités depuis plus d’un siècle et la
démocratie, qui est avant tout le fait d’une bourgeoisie éclairée d’armateurs
ou de commerçants doit organiser un minimum de répartition comme palliatif pour
empêcher le conflit de prendre un caractère aigu, pour faire profiter chaque classe des ressources accrues d’un Etat en expansion
et d’autre part pour s’assurer une clientèle qui puisse exercer ses droits
politiques. En second lieu les systèmes fiscaux ne correspondent pas non plus à
un esprit égalitaire mais à l’idée toute différente que le citoyen le plus
favorisé doit davantage à la Cité ».
Selon Périclès, la
souveraineté réside à part égale dans l’ensemble du corps civique et chacun est
tenu d’exercer cette souveraineté. Etre citoyen est déjà une fonction. Et le
citoyen idéal, pour Périclès, est celui qui est pleinement engagé dans les
affaires de la Cité, soit pour commander
soit pour obéir. L’exercice de cette souveraineté repose sur un certain nombre de règles :
–
la très courte durée des fonctions (les fonctions
civiles ne peuvent être exercées qu’une fois par an, sauf celles de membre de
la Boulè qui pouvaient l’être deux fois) ;
–
la collégialité dans tous les lieux du pouvoir (ce
n’est jamais un seul qui décide, mais un ensemble d’individus) ;
–
le tirage au sort (procédure éminemment démocratique,
l’élection est écartée comme antidémocratique, car il s’agit de choisir les
meilleurs. L’élection est toutefois réservée
aux fonctions militaires du fait qu’elles requirent des connaissances
techniques. Les stratèges d’Athènes étaient ainsi régulièrement élus à main
levée par l’assemblée du peuple et pouvaient être reconduits de la même
manière) ;
–
la docimasie (institution visant à limiter les abus du
tirage au sort, sorte d’examen d’identité et de moralité avec témoin à l’appui
avant l’entrée en charge de ceux que le sort a désigné). Il résulte de cette
démocratie une élaboration d’un certain nombre de principes et de valeurs.
1-1- La liberté
Cette démocratie inaugurée par
les Grecs sous-tend une certaine conception de la liberté. Ainsi être libre,
pour eux, c’est évidemment n’être esclave de qui ce soit. Les Athéniens ont
successivement conquis leur liberté civile quand Solon a interdit la contrainte
par corps, et conquis leur liberté juridique
avec une législation qui protège la personne physique du citoyen. La liberté
politique est définie comme le droit de n’obéir qu’à la loi seule. La
démocratie se définit ainsi comme une obéissance à la loi dans l’égalité. Et
cette liberté a un statut à double aspect : indépendance vis-à-vis de
toute contrainte physique et obéissance
aux dispositions générales (liberté par la loi et sujétion à la loi).
Périclès (dans Thucydide) dit : «Nous ne
nous irritons pas contre notre semblable s’il agit à sa guise »[1].
–
Cette
liberté se trouve consolidée par les mesures concrètes prise par Solon en
faveur du démos. Aristote (Constitution
d’Athènes) rapporte que Solon affranchit le peuple par l’interdiction de prêter
en prenant des personnes pour gages. Il fit des lois et abolit les dettes tant
privées que publiques, dit-il. Pisistrate reconduisit les mêmes engagements
pris par ses prédécesseurs. Il limita l’accès à la grande propriété et alla
même jusqu’à la distribution des terres et faire des avances financières au
petit peuple. Périclès renforça sa politique d’égalité sociale par le versement d’une indemnité aux juges
populaires (l’Héliée) et aux membres du conseil. Cette indemnité sera plus tard
étendue aux membres de l’Ecclésia.
1-2- La loi
La primauté de la loi[2]
fut commune à toutes les cités
grecques. Cependant une controverse au
sujet du fondement de la loi déchire la
démocratie athénienne entre les différentes exégèses et interprétations. Ainsi
Héraclite et Isocrate sont convaincus que toutes les lois humaines sont
nourries par une seule loi divine. Phidippide, au contraire,
déclare : « N’est-il pas
homme, comme toi et moi, celui qui le premier établit cette loi,
n’est-ce pas par la parole qu’il persuadait nos anciens ? ». Cette
opposition se traduit par une mise en parallèle entre d’une part les Thesmoi,
des règles antiques du droit public, de nature essentiellement religieuse, si
anciennes qu’elles pouvaient facilement
être prises pour des règles religieuses, et d’autre part les Nomoi,
œuvre de la volonté humaine. La légitimation par les dieux de cette deuxième
catégorie se trouve dans le fait
que les dieux ont donné à l’homme des valeurs et des
exigences morales qui déterminent et garantissent l’élaboration et l’usage des
législations. Cette approche est
soutenue notamment par Protagoras, cité par Platon, lorsqu’il avance que les
dieux ont donné aux hommes, outre les techniques, la justice et la pudeur pour
leur permettre la vie en société. Mais déjà l’idée que la morale est divine et la législation est
humaine, fait lentement son chemin.
Protagoras[3],
le plus célèbre des sophistes, affirme que l’homme est la mesure de toutes les
choses. Il pense que chaque Cité est maîtresse de son code de valeurs. Pour
lui, elle dit le juste et l’injuste. Chaque homme peut avoir sa conception de
la vérité mais il doit se plier à celle que les lois de la cité fixent. Ainsi
cette philosophie permet-elle de passer de la cosmologie à l’anthropologie où
l’homme est l’élément central et ses facultés sont la condition et la limite de
la connaissance. Il considère que l’homme ne se distingue de l’animal que parce
qu’il est plus vulnérable que lui dans le combat pour la vie. Pour le protéger,
Prométhée (le mythe : la foi en l’homme) lui donne les arts (la
civilisation matérielle), mais cette tentative échoue parce que les hommes ne
savent pas vivre en société et s’entre-tuent. C’est alors que Zeus leur donne
par l’intermédiaire d’Hermès (nom d’une divinité grecque) l’Art politique,
c’est-à-dire qu’il met dans le cœur de chacun la pudeur et la justice. Le
caractère relatif et conventionnel (la loi est résultat des conventions, la
Cité est le produit de l’acte des hommes) est aussi admis par Protagoras
lorsqu’il dit : « Quelles que soient les choses qui apparaissent
à chaque Cité comme justes et bonnes, elles demeurent justes et bonnes pour la
Cité aussi longtemps que celle-ci
conserve cette opinion ». Il pense que cette loi tire sa valeur de ce
qu’elle est l’expression de l’accord d’une communauté qui, après l’avoir
formulée, doit la faire valoir constamment comme une victoire sur l’ignorance
ou le caprice.
Les sophistes dont Protagoras fait partie se faisaient
les défenseurs de la nouveauté et puisaient volontiers leurs preuves dans
l’expérience historique, dans les découvertes artisanales, dans les travaux de
physiciens ou de médecins, qu’ils mêlent aux références, aux légendes
traditionnelles de la Grèce et au Parthénon (temple consacré à tous les dieux)
religieux.
2- Les critiques des idées démocratiques
2-1- Xénophon
L’égalité politique et l’égalité sociale sont les
points de mire pour les tenants des idées antidémocratiques. Ils considèrent
que les formes du passé ont été dévoyées et qu’il faut revenir à un régime dans
lequel la citoyenneté n’appartiendrait qu’à ceux qui en sont dignes : cela
exclurait naturellement les membres des
strates inférieures de la société grecque. Socrate s’opposait déjà à la forme
de gouvernement dans laquelle tous les hommes interviendraient, et cela de peur
que la Cité soit gouvernée par des gens qui n’ont pas les connaissances
nécessaires pour les fonctions qui leur étaient confiées. Xénophon, disciple de
Socrate, fut connu pour son aversion pour le régime démocratique en appelant à
la restauration d’un régime se fondant sur la tradition religieuse et gérant la
collectivité comme un père gouverne sa maison. Pour lui, ce sont les marins,
officiers et pilotes, constructeurs de navires et armateurs qui assurent à la
Cité sa puissance bien plutôt que les hoplites, les nobles et les honnêtes gens.
Il veut réhabiliter la royauté par le
fait qu’à son avis le roi gouverne avec
le consentement populaire, contrairement au tyran qui gouverne sans ce
consentement. Il croit profondément au rôle du chef et aux mérites du
gouvernement d’un seul. D’autant plus que cette période de trouble semble
étayer son appel à une main ferme. Ce
faisant, (dans la Cyropédie comme Isocrate dans l’Evagora), et bien qu’il ne
soit pas un esprit très philosophique (425/355
av. J-C), il esquisse les traits d’une théorie du despotisme éclairé en
évoquant l’exemple de la monarchie perse. Et dans sa présentation, il se borne
à montrer comment un tyran peut essayer de surmonter les tares matérielles et morales du régime
qu’il incarne en prenant pour seul objectif l’intérêt de ses sujets.
Force est de constater que les échanges, les
spéculations, les débats sur l’Agora (imprégnés par la philosophie des
présocratiques axée principalement sur la Raison) ont contribué à enrichir les
idées politiques. Platon et Aristote émergeront de cet environnement
intellectuel assez fertile.
2-2- Platon (-428/347)
Après l’échec
de sa tentative de mettre en application ses idées politiques à Syracuse (en
-387/367/361 comme conseiller chez le tyran Denys) il se tourne vers la
philosophie. Il croyait à la transformation radicale d’un tyran converti à la
philosophie. La philosophie et la réflexion politique étaient chez lui
étroitement mêlées. Son ouvrage la
République est une tentative audacieuse pour instituer de toutes pièces un Etat
idéal. Les lois, son deuxième ouvrage, inachevé à sa mort, propose une
législation dans laquelle l’utopie se mêle étroitement aux dispositions les
plus directement pratiques.
2-2-1- La
République
Sa réflexion est le produit de sa déception du travail
politique empirique qu’il a mené et de son hostilité à la conception sophistique de la démocratie,
lesquels, Selon
Platon, leur empirisme ne procède nullement de la science et de la recherche de
la vérité. Sa démarche procède d’une tentative à soustraire la politique à
l’empirisme pour la lier à des valeurs éternelles que n’agitent pas les
fluctuations du devenir. Et dans ce sens la science politique doit retrouver
les lois idéales. Elle (la sc. po.) fait corps avec la philosophie, et la
politique ne sera une science que quand les philosophes[4]
seront des rois. Ces derniers, les seuls à être capables d’instaurer le Vrai et
le Bien, sont capables par conséquent d’instaurer la Justice par laquelle se mesure la Politique et
partant la grandeur d’une Cité. Cette Cité juste suppose, selon Platon, la cohabitation
entre trois classes nettement distinctes. La première est celle des chefs ayant
pour vertu propre la sagesse. Ils sont parvenus au plus haut degré de la
connaissance et ils ont par conséquent atteint la vérité (les philosophes
rois). La seconde est celle des auxiliaires ou guerriers doués de courage. Ils
sont dévoués à la société et techniquement compétents. La troisième est celle
des artisans ou laboureurs, aussi bien patrons qu’ouvriers pour qui est requise
la tempérance, c’est-à-dire qui doivent savoir résister aux appétits. Ils assurent
les fonctions de production et ne participent en rien au gouvernement ou à la
défense de la Cité. La reproduction de ces classes est assurée principalement
par l’hérédité génétique. L’éducation intellectuelle et physique sert à
éveiller cette hérédité.
Par ailleurs, cette Cité est juste parce que chacune de ces classes accomplit sa propre
fonction, et «tout empiétement sur les fonctions des autres et le mélange des
trois classes causerait à l’Etat le plus
grand dommage et l’on n’aurait pas tort d’y voir un crime. Mais lorsque les
trois ordres des mercenaires, des auxiliaires et des gardiens se renferment
dans leurs attributions et chacun d’eux fait dans l’Etat la tâche qui lui
revient…c’est la justice et ce qui fait qu’un Etat est juste ».
Il en découle une société à la fois hiérarchisée et
unifiée du fait, selon Platon, que les hommes ne sont pas tous également doués
par la nature. Elle est idéale aussi du
fait qu’elle est stable. Le changement est une menace pour cette
Cité : « En tout, sauf ce qui est mal, il n’y a rien de plus
périlleux que le changement, dans toutes les espèces de saisons, dans les
vents, dans le régime du corps et dans les mœurs de l’âme, je ne dis pas
dans telle chose plutôt que dans telle autre ; je n’excepte …que les mauvaises ».
Par ailleurs la cause du changement social, qui est nécessairement pour lui une
dégradation, est la lutte qui oppose les hommes entre eux, et qui est suscitée
par l’envie d’obtenir ce que les autres ont et tout particulièrement leurs
biens.
Les philosophes rois doivent être à l’abri de la
tentation de la cupidité et du favoritisme, c’est pourquoi Platon préconise,
dans sa République, la communauté des biens, des femmes et des enfants. Et ces
philosophes rois, du fait qu’ils ont accédé à la vérité, leur pouvoir sera sans
limite. Par ailleurs, Platon tend à
rassurer en disant ce pouvoir ne serait pas dangereux puisqu’il est éclairé par
la connaissance et la vertu. Ce qui tranche avec l’état d’instabilité qui
caractérise les différents régimes politiques qu’il recense et évalue
ainsi :
a- La timocratie : dans
ce régime les guerriers défendent la Cité et gouvernent. Ils ne participent pas
à la fonction de production, assurée par une autre caste. Platon apprécie ce
régime mais insiste sur le fait qu’il court un danger. Lequel danger réside
dans la tendance des guerriers à amasser des richesses outre le recours à la
ruse et à la tromperie pour gouverner. Ce qui,
par ce qu’il appelle le mécanisme de rétrogradation des régimes, le
transforme en régime oligarchique.
b- L’oligarchie :
l’acquisition des richesses est le principal mobile des gouvernants et où les
pauvres n’ont pas part à l’autorité. L’exclusion de ces derniers fait qu’ils se
livrent à la conspiration contre l’oligarchie dont les membres ne «songent qu’à
thésauriser », pour instaurer une autre forme de gouvernement.
c- La démocratie :
celle-ci se définit, selon Platon comme un régime dans lequel les pauvres
gouvernent contre les riches. Pour lui la démocratie ne respecte pas la
spécialisation des fonctions et privilégie le règne de l’incompétence. Celle-ci
peut favoriser l’émergence du pouvoir des démagogues qui manœuvrent la
participation des citoyens.
d- La tyrannie : C’est
le gouvernement par un homme qui agit selon son caprice sans être limité par
aucune règle préétablie. D’autant plus, selon Platon, que ce tyran n’est ni un
philosophe ni conseillé par un philosophe. Pour lui ce mode de gouvernement est
condamnable.
2-2-2- Les
lois (La deuxième œuvre de Platon)
Dans cette œuvre, avec son âge bien avancé
et son esprit imprégné du religieux, il essaie de décrire le meilleur régime
politique que l’on puisse construire en pratique. Pour lui, les lois doivent
avoir une origine divine et c’est dieu qui est la mesure de toute chose. L’Etat
qu’il préconise dans les Lois sera théocratique et où l’athéisme sera
sévèrement pourchassé. Ainsi droit et religion y seront mêlés et y garantiront
l’unité morale ; les contrevenants feront l’objet de tentatives de
redressement et en cas d’échec seront exécutés.
Il opte pour un Etat dont le nombre de citoyens est
limité à 5040 et des règles strictes pour que la population reste stable et
saine. Ainsi les citoyens sont des cultivateurs et des soldats : chacun
reçoit de l’Etat un lot de terre égal et
inaliénable. Par la suite, si des citoyens s’enrichissent, la fortune des plus
riches ne pourra dépasser quatre fois celle des plus pauvres. Le commerce,
étant source de corruption, ne pourra être exercé que par des métèques. Il sera
donc interdit aux citoyens (Livre V). Le pouvoir sera exercé par un conseil de
360 membres (chaque classe élisant 90 membres). Et seuls les citoyens les plus
riches seront obligés de voter. 37 d’entre eux (âgés de 50 ans et en fonction
depuis 20 ans) seront gardiens des lois (loi proprement dite, déclaration de la
fortune des citoyens, etc.). Une délégation permanente du conseil dont les
membres seront appelés Prytanes
(12 Prytanes désignés chacun pour un mois) se chargera des affaires
urgentes et dirigera les magistrats (Livre VI).
Les Prytanes seront responsables
de leur gestion. Par ailleurs, pour préserver l’unité et la paix de la Cité un
organisme secret, le «Conseil nocturne », est chargé d’exercer une censure
globale sur la société. Le Conseil nocturne est formé des dix gardiens des lois
les plus âgés et par les citoyens ayant obtenu le prix du plus haut mérite. Et
agissant sur dénonciation spontanée ou sur rapports d’un espion, le conseil
pourra faire détenir les mauvaises têtes, c’est-à-dire ceux qui refusent la
doctrine officielle (Livre XII).
Le mariage obligatoire, les repas en commun, la réglementation
tatillonne de la vie quotidienne, l’interdiction des voyages à l’étranger, une
législation rigoureuse concernant la monnaie, des dispositions minutieuses
relatives à la moralité privée, un statut particulièrement dur attribué aux
esclaves, toutes ces mesures ont pour but de maintenir élevé le niveau des
mœurs et d’étouffer toute velléité d’indépendance.
[1] L’aspect de la liberté
individuelle permet à l’homme de diriger sa vie comme il l’entend. C’est déjà
une pierre des pierres d’attente de
l’individualisme qui est posée, commentent les historiens des idées
politiques.
[2] G.
Glotz (Cité grecque) écrit dans ce sens : « Toute la vie des
hommes, qu’ils habitent une grande Cité ou une petite, est régie par la nature et par les lois.
Tandis que la nature est sans règle et variable selon les individus, les lois
sont une chose commune, réglée, identique pour tous…Elles veulent le juste, le
beau et l’utile, c’est là ce qu’elles cherchent. Une fois trouvé, c’est ce qui
est érigé en dispositions générales égales pour tous et uniforme ; c’est
ce qui s’appelle la Loi. Tous lui doivent obéissance pour cette raison entre
autres que toute loi est une invention et un don des dieux en même temps qu’une
prescription d’hommes sages, le contrat commun d’une cité auquel tous dans la
cité doivent conformer leur vie ».
[3] Protagoras, né à Abdère (vers 490-vers 420), ami de Périclès, célèbre
pour avoir donné une constitution à la
nouvelle Cité de Thourioi (446-444), auteur notamment d’une République et d’un
traité sur l’Etat originel. Il est connu pour avoir défendu contre les
idéologies d’inspiration aristocratique qui faisait du talent politique une
capacité spéciale, innée et héréditaire, l’opinion que chacun possède une part
de justice et de sens civique et que l’on peut
perfectionner ces dons par l’instruction et l’expérience.
[4] Platon expose le mythe de la caverne pour justifier le pouvoir des
philosophes rois : les hommes sont,
depuis leur enfance, dans une caverne dont l’entrée est ouverte à la lumière.
Ils sont assis le long de la façade, ils tournent le dos à la lumière et ils
voient défiler sur le mur des images
faites par des ombres portées par les objets ; ils croient que ces ombres
sont la réalité ; si on les détachait pour leur montrer la réalité des
objets et la lumière véritable, ils souffriraient et beaucoup préféreraient
revenir dans la caverne pour ne pas être éblouis ; or il faut monter vers
la vérité et, lorsqu’on la connaît, se conduire avec sagesse dans la vie privée
et la vie publique. Seuls les hommes les meilleurs, ceux qui sont guidés par un
philosophe, ont la possibilité de connaître
la vérité.
↚
3- La pensée politique d’Aristote
3-1-Biographie :
Aristote, élève de Platon, est né à Stagire, ancienne colonie ionienne
(Ionie : ancienne province grecque d’Asie Mineure) en bordure de la
Macédoine, en 384-383 av. J.-C. il était fils du médecin du roi de Macédoine.
Et du fait qu’il n’était pas athénien cela lui donna la possibilité d’observer
l’organisation politique non seulement à Athènes mais aussi ailleurs.
En 347, après la mort de
Platon, il est parti rejoindre en Troade un élève de l’Académie, Hérmias,
dynaste d’Atarnée (pour lui servir de conseiller), qui le mit en contact avec toutes les réalités concrètes de la
politique intérieure et étrangère d’un Etat (347-345). Déçu pour n’avoir pu avoir
de l’influence sur Hérmias, Aristote passa à Lesbos où il vécut dans
l’entourage d’Alexandre de Macédoine dont il fut le précepteur et l’ami.
Il s’installe pour un temps à Athènes où il fonda le
Lycée. C’est durant ces années qu’il publia
L’Ethique à Nicomaque et Politique. Il
tenta aussi de rassembler toutes
les constitutions de son temps, aussi bien celles des Cités grecques que des
Etats barbares (158 constitutions). Il considère, contrairement à Platon, que
la science politique n’est pas une science royale. Le phénomène politique l’intéresse
au même titre que les plantes ou les animaux. Son projet est non seulement de
rendre la philosophie praticable au sein de la Cité telle qu’elle est, mais
encore de l’accréditer comme instrument théorique permettant de déterminer
quelle constitution est la meilleure et
quelles sont les vertus et capacités
requises des citoyens.
3-2- La Cité chez Aristote
Aristote est une autorité en matière de philosophie politique. La
résonance autant que l’influence de ses idées politiques sont indéniables.
Ainsi il considère que l’homme est un
animal politique ; ce dernier se distingue des autres animaux par son
appartenance à une polis (une cité). Le citoyen se définit par la possibilité
de participer aux organes[1]
politiques de la Cité. Mais le fait de vivre sur un territoire ne donne pas
automatiquement accès au statut de citoyen, car les métèques et les esclaves y
vivent aussi. Donc pour Aristote : « Quiconque a la possibilité de
participer au pouvoir délibératif et judiciaire, nous disons dès lors qu’il est
citoyen de cette Cité et nous appelons la Cité la collection des individus de
ce genre en nombre suffisant pour vivre, en un mot, en autarcie (Politiques,
livre III) ».
La polis, selon lui, c’est la Constitution : la Constitution[2]
crée l’Etat ou la Cité qui est pour lui la forme naturelle (sociale) de la vie
humaine. Sa prédilection va à la
meilleure constitution, celle qui préserve la Cité des turbulences. Pour ce
faire, il écrit : « En premier lieu efforçons-nous d’examiner
toutes les bonnes manières d’agir même partielles notées par nos prédécesseurs,
puis d’une étude, des constitutions réunies,
remarquons quels sont les éléments qui préservent et ceux qui détruisent
les cités et leurs différentes constitutions ; et quelles sont les raisons
pour lesquelles certaines sont très bien gouvernées, les autres non. Quand nous
aurons fait cela nous serons aussi mieux capables de voir quelle est la
meilleure constitution, comment ses pouvoirs sont distribués et sur quelles
bases éthiques et légales elle repose », (Ethique à Nicomaque).
Son sens de l’observation est à cet égard très développé et c’est sur ce sens qu’il bâtit sa méthode[3].
Ainsi écrit-il : «En effet, de même que dans les autres domaines il est
nécessaire de diviser le composé jusque dans ses éléments simples, ainsi, en
considérant les éléments dont la Cité se compose on verra mieux en quoi les
fonctions dont on a parlé différent entre elles et s’il est possible d’obtenir
de chacun une notion scientifique (Politique, Livre I) ». Par
ailleurs sa démarche est animée par deux
soucis (dans Politique) ; le premier étant l’étude de la mécanique des
gouvernements existants et le second étant la description du meilleur régime
politique possible, autrement dit d’un état idéal.
3-3- Etudes des
formes de gouvernement
Ces formes de gouvernement correspondent aux
formes de détention de la souveraineté : la souveraineté appartient à un
seul (monarchie), à quelques uns (aristocratie), à tous (la république).
Aristote dans sa distinction entre ces
formes fait aussi intervenir un autre critère, celui de la prise en compte de l’intérêt général, dans le mode de gouvernement. Ainsi «il est vrai que
toutes les constitutions qui ont en vue l’intérêt général sont, de fait,
correctes selon la justice absolue ; celles qui ont en vue l’intérêt
personnel des gouvernants sont défectueuses et elles sont toutes des formes de
despotisme ; or la Cité est une communauté d’hommes libres (Politique,
Livre III) ». Ce critère de
l’intérêt général fait ressortir des formes de gouvernement correctes si les
gouvernants s’y conforment ; dans le cas contraire elles représentent des
formes de déviation politique : « Dans notre enquête sur les constitutions, nous avons divisé des
constitutions correctes en trois :
royauté, aristocratie et république, et leur déviation également en
trois : tyrannie, oligarchie, démocratie », écrit
Aristote (Politique, II). Et dans
ce sens, et tenant en compte le paramètre de l’intérêt général, le bon citoyen,
pour lui, serait celui qui est capable de tenir une charge et d’obéir à l’autorité.
Dans chaque constitution, amitié
(philia) et justice (diké) sont
liées : par exemple, dans le régime royal, les rapports d’amitié sont du
même type qu’entre les pères et les enfants, tandis que, dans le régime
démocratique, les liens s’apparentent à
ceux qui unissent les frères. Dans la tyrannie, il n’y a plus d’amitié et les
rapports qui existent sont «à peu prés ceux de l’ouvrier à son outil, de
l’âme au corps, du maître à l’esclave » (Ethique à Nicomaque, livre
VIII). Le plus important, aux yeux d’Aristote, est le
fondement tripartite des constitutions : les délibérations, les magistratures
et la justice, qui sont elles-mêmes définies par des paramètres, et que le
législateur peut travailler en s’appuyant sur en ensemble de possibles
construits a priori [4]:
le bon législateur est celui qui sait ce qui convient à chacune des parties
dont l’ensemble forme le système
politique (politeia). Le bon gouvernement c’est celui qui se conforme à la
loi : Les lois, à condition d’être correctement établies, doivent
être souveraines, tandis que le magistrat (qu’il s’agisse d’un ou de plusieurs)
ne doit décider souverainement que là où les lois sont totalement impuissantes
à édicter des dispositions précises, par suite de la difficulté d’établir des
règles générales pour tous les cas (Politiques, Livre III) ».
sa classification il était conscient que «les noms donnés aux différents
régimes peuvent ne pas signifier grand-chose : une constitution peut avoir une étiquette
oligarchique ou démocratique et être appliquée
en pratique dans des directions opposées ; la démocratie peut dissimuler une
oligarchie au service des riches ; une oligarchie de cens très bas peut se
rapprocher d’une démocratie ; une démocratie où la masse est vertueuse
peut être une aristocratie, ou, si la loi n’est pas respectée, peut devenir
proche de la tyrannie. En réalité donc
les formes de constitution sont infiniment nombreuses puisqu’elles peuvent être
composites, ou encore varier selon qu’il s’agit de communauté à prédominance
urbaine ou agricole. Aristote est donc sensible à la diversité des combinaisons
[1] Il a une vision organiciste de la Cité ; celle-ci est conçue à
l’image d’un corps qui ne peut fonctionner correctement que grâce à l’action
coordonnée de tous les organes et que chaque organe ne peut survivre isolément.
[2] Elle doit décrire la forme d’organisation politique de la Cité. C’est
l’organisation des diverses magistratures d’une Cité… Et la Cité, selon Aristote, est une réalité
naturelle et l’homme par nature est destiné à y vivre.
[3] Le sens de l’observation est sa méthode. Celle-ci l’a acquise pendant
son apprentissage du métier de médecin. Lequel métier était celui que son père
exerçait auprès d’Alexandre. La médecine est donc l’étude de l’anatomie du
corps humain alors que la science politique est l’étude de l’anatomie de la
Cité à savoir sa Constitution.
[4]De la fonction délibérative
relève le vote des lois, des traités, le contrôle des magistrats. Les
magistratures c’est la fonction exécutive, autrement dit c’est l’exercice de
l’autorité. La fonction judiciaire est assurée par les tribunaux, allant de
ceux qui reçoivent les comptes publics ou
qui jugent les atteintes à la constitution à ceux qui connaissent les
meurtres ou des procès civils.
↚
Chapitre
II : Les
Idées politiques chez les Romains
La naissance de Rome[1]
vers le milieu du 7ème siècle fut l’œuvre des Etrusques. Leur ordre fut la prédominance politique
urbaine, assortie de la subordination de la compagne. Dans cet ordre,
l’exécutif est exercé par un roi assisté par un Sénat composé des chefs de
gentes et une assemblée du peuple, source du pouvoir législatif. A côté des
gentes et de leurs clients qui
constituent le corps civique, naît et se développe une plèbe formée de
populations conquises, d’étrangers immigrés ou de clients émancipés du patriciat.
Cette plèbe est hors de la Cité, hors de la loi et ne possède ni droits civils
ou politiques, ni devoirs correspondants. Le fait capital de l’histoire
ancienne de Rome est l’incorporation à la Cité de cette plèbe. A partir du 5ème
siècle, l’abolition de la royauté et les progrès de ces populations
nouvellement promues à l’existence politique laissent face à face les deux
protagonistes de la lutte qui va commencer : plèbe/ patriciat
(aristocratie, élite). L’opposition tranchée entre les deux catégories de
population ne semble se manifester qu’à
la fin de la période monarchique et au début de la république. Enrichies,
devenues plus puissantes, certaines gentes auraient pris une place de plus en
plus importante, dominant les autres, qui auraient constitué la plèbe.
Ainsi est née cette municipalité qui aura, de par ses conquêtes, à
régler les litiges dans tout le bassin méditerranéen. Seulement, du fait que
les hommes d’Etat étaient avant tout des chefs militaires et du fait aussi du
mépris que les Romains avaient des peuples conquis, Rome ne va produire ni
philosophie ni doctrine politique comparables à celles de la Grèce. Les Romains
se contentaient, de la sorte, d’administrer ces peuples. Par ailleurs la
réflexion systématique a été considérée pour un
temps comme une perte de temps. Et même le terme philosopher était pour
longtemps l’objet de dédain. Le goût
pour la discussion et les échanges de vue n’apparaîtront que plus tard. La
recherche de l’efficacité immédiate avec un esprit pratique découlait du
tempérament romain orienté vers l’action. Longtemps ils n’étaient disposés à
recevoir de la pensée hellénistique que la morale pratique des Stoïciens.
Cette efficacité immédiate les a conduits à l’élaboration du Droit. Le
droit est la seule forme d’abstraction et de théorie que le Romain
accepte ; encore faut-il qu’elle soit la plus directement liée à l’action
ou plus exactement qu’elle donne ses cadres à l’action. Cet esprit pratique
tranche avec l’abstraction et : « là où le Grec pense en termes
philosophiques, politiques ou moraux, le Romain pense en termes
juridiques ». Et même la religion se trouve formalisée sur le mode des
transactions sociales. Le droit intervient dans tous les recoins de la vie des
Romains. Et comme l’écrit Maurice Robin : « Les
Romains ont eu une véritable religion du Droit. Les discussions politiques
portent sur la légalité de telle ou telle action, sur l’oubli de certains
textes qu’il faut remettre en vigueur, mais aussi, et peut-être surtout le
respect des principes généraux du droit : le droit n’est pas conçu
seulement comme l’expression de l’accord des volontés des hommes, mais comme la concrétisation de
la justice. Par la suite, la notion du droit naturel se développera avec le
stoïcisme, et renforcera encore cette tendance de l’esprit romain au juridisme ».
1- Les idées politiques sous La république
Les idées politiques à Rome vont être
liées directement à la pratique politique. La république avait déjà plus
de 200 ans lorsque la réflexion s’éveilla dans le domaine politique. Elle a été
fortement influencée par la pensée politique grecque.
1-1-
Polybe (-205/125)
Polybe est considéré avant tout
comme un historien grec romanisé. Sa
pensée sera très largement tributaire de la tradition des philosophes et des
historiens classiques. Son œuvre est riche en informations ; car il étudie
les événements qui vont de la seconde guerre médique à la prise de Corinthe
(221-146 av. J.-C.). Il se fait le premier théoricien de la constitution
romaine dans le livre VI de ses Histoires 3-10, 11-18) où il analyse l’Etat
romain en même temps qu’il définit le meilleur gouvernement.
Pour Polybe, le meilleur régime est
celui qui combine des éléments issus des régimes de référence, à savoir la
monarchie, l’aristocratie et la démocratie. Car toutes les formes de
gouvernement sont instables du fait qu’il conçoit la succession en termes de cycles.
Ainsi, de la forme autocratique initiale basée sur la force on passe à la
royauté, agrémentant la forme initiale d’une dose de moralité. Cependant cette
dernière ne va pas tarder à dégénérer en tyrannie, laquelle, à son tour, va susciter
la réaction des élites. Ces élites représentent, selon Polybe, le
gouvernement de l’aristocratie qui finit, à son tour, par dégénérer donnant
naissance à la démocratie. Celle-ci, dans un premier temps, va fonctionner sur
le mode du respect de la loi et la
modération. Sa dégénérescence apparaît quand elle ouvrira la voie à la démagogie et partant à l’instauration du
gouvernement d’une seule personne. Ainsi ce cycle est irréversible.
La combinaison à laquelle va son choix
est celle réalisée par Rome. Dans ce gouvernement, l’élément monarchique est
représenté par les deux Consuls,
l’élément aristocratique est incarné par le Sénat et la démocratie est
illustrée par les Comices qui rassemblent l’ensemble des citoyens sur la base
des tribus ou des centuries et par les tribuns de la plèbe. Ainsi définit-il
les conditions de cette combinaison : « Toutes les fois que l’un
des éléments de l’Etat dépasse ses limites naturelles, essaie d’empiéter sur le
domaine des autres et s’arroger plus de pouvoir que ne lui revient ; alors
puisque nul d’entre eux n’est capable de mener quoi que ce soit à sa conclusion
sans les autres et puisque, par conséquent, chacun d’eux peut neutraliser et
entraver les autres, le résultat est qu’en réalité aucun ne peut réellement
franchir ses limites et dominer les autres. Ainsi chaque élément reste
essentiellement dans le rôle attribué à l’origine : en partie parce qu’il est mis en échec par les autres
lorsqu’il essaie d’étendre son pouvoir, en partie parce que dès le début il
redoute la réaction des autres ». Pour ce faire, la distribution des
attributions des institutions est ainsi fixée :
Les Consuls : Ils occupent la plus haute instance de l’Etat. Tous
les magistrats sont soumis à leur ordre. Ils introduisent les ambassadeurs
au Sénat, ils délibèrent dans les cas
urgents qui exigent une réponse (action) rapide, ils préparent le travail de
l’assemblée et la convoquent en cas de nécessité. Ils participent à ses travaux
avec des projets de loi, comme ils exécutent ses décisions. Leurs compétences s’étendent
aussi à la fonction militaire.
Le Sénat : Il se charge de
l’administration du trésor public (finances publiques). Il se charge aussi de
statuer sur les crimes impliquant une
action publique comme le complot, la trahison, l’assassinat, etc.
Les Comices (assemblée du peuple)
s’occupent de déclarer la guerre, de conclure les traités. Il leur revient aussi de prononcer les peines
de mort. Ils adoptent les lois ou les rejettent, etc.
Ces institutions échappent à l’instabilité si le dosage opéré
entre les trois régimes de référence est équilibré et viable. Cependant cette
situation d’équilibre risque de
s’essouffler et s’engager dans le cycle de changements des constitutions
(anacyclosis) qu’il (Polybe) considère comme inacceptable pour Rome. Ainsi,
pour Polybe, «les trois types de gouvernement se trouvaient ensemble dans la
République romaine ; en réalité, également et harmonieusement dans la structure du système politique et
dans la façon dont elle fonctionnait », (in. M. Robin, p.391).
Mais Polybe n’a pas vu venir les
déséquilibres sociaux. Une classe sénatoriale qui s’enrichissait grâce aux
conquêtes et une classe moyenne qui dépérissait à cause de l’afflux du blé
étranger et la concurrence déloyale. Un autre pouvoir verra le jour, celui des
chevaliers qui ne sera contrôlé par aucun autre pouvoir. Cette situation est si
préoccupante que Tibérius Gracchus la décrit en ces
termes : « Les bêtes d’Italie ont chacune sa tanière, son gîte,
son repaire. Mais les hommes qui combattent et meurent pour l’Italie ont part à
l’air, à la lumière, à rien d’autre ; sans foyers, sans maison, ils errent
avec leur femme et leurs enfants. Les généraux mentent aux soldats quand, à
l’heure du combat, ils les exhortent à défendre contre les ennemis leurs tombes
et leurs lieux de culte, car nul de ces Romains n’a d’autel de famille ni de
sépulture d’ancêtre, mais c’est pour eux le luxe et l’enrichissement d’autrui
qu’ils combattent et meurent, ces prétendus maîtres du monde qui n’ont pas à
eux une motte. »
Les Gracques, Tibérius et
Gaïus, qui voulaient rétablir
l’équilibre entre les différentes classes romaines laisseront leur vie sans
pour autant réussir dans leur entreprise. Dès lors la crise sera irréversible
et fera que l’armée n’aura pas de concurrent dans le champ politique.
En définitive, Polybe insistait sur le fait que les forces se faisaient
contrepoids.
1-2- Cicéron (106/43 av. J.-C.)
C’est un homme politique qui
réfléchit philosophiquement. Il appartenait, de par sa famille, à l’ordre
des chevaliers. Il a occupé la fonction de Consul et lutta contre le
démagogue Catilina. Il s’efforça de
créer un rassemblement de patriciens et de plébéiens modérés (parti du juste
milieu : cette idée déjà présente chez Aristote qui considère que la vertu
de la classe moyenne est la modération outre, pour Cicéron, qu’elle est humaniste) au moment où Rome traversait une
crise sociale (entre les différentes classes) et une crise politique à savoir
le statut des autres villes d’Italie par rapport à Rome. Et sous l’influence
des Stoïciens, il adhère à la conception de la Cité comme un construit naturel
qui le conduit par conséquent à fonder
la Cité sur le droit naturel.
Cicéron refuse la conception conventionnaliste du droit. Ainsi, pour
lui, le principe même de la cité et
partant de la république se trouve dans la nature sociale de l’homme et dans
l’existence d’une loi naturelle. Ce faisant, «empruntant aux stoïciens Panétios
et Posidonios, Cicéron considère qu’il existe une loi naturelle, un droit
naturel universel valable pour tous les hommes, qui est inscrite dans l’ordre
même du cosmos, que nous pouvons connaître
en usant de la droite raison, qui est immuable et éternelle et qui doit
être prise pour règle absolue de toute constitution et de toute législation. La
nature ordonnée (cosmos), qui selon le stoïcisme, est la même chose que la
Raison, est donc la norme de l’organisation juste et vertueuse : il
suffirait d’apprendre à connaître ses incitations et à leur obéir en toute
lucidité pour agir comme il convient. Malheureusement les mauvaises habitudes
et les mouvements passionnels nous entraînent bien loin de son
enseignement » (F. Châtelet et autres).
Cicéron était un homme d’action : « contre toute tentative de réaction oligarchique ou
de dictature avec leur cortège de proscriptions, il brandit l’idéal républicain
de l’ancienne Rome, invoque la liberté, le droit pour tous les hommes nouveaux
d’avoir leur place dans l’Etat, pour tout citoyen honnête de participer aux
affaires publiques. Mais contre le parti populaire, l’agitation de la plèbe,
Cicéron est ferme. Pour lui ces hommes ne représentent que turbulences
vicieuses » ( J. Touchard). Ses
œuvres politiques les plus distinguées sont De la république et Des lois
(Legibus).
La loi juste, pour lui, émane de la nature et non des conventions. Il
s’agit d’une « Loi suprême, antérieure à tous les temps, qui a précédé
toute loi écrite, qui est commune à tous les hommes ». De Legibus, I, X.
« La loi est gravée dans notre nature, qui présente ce que l’on
doit faire et interdit ce qu’il faut éviter de faire …La nature du droit,
c’est à la nature de l’homme qu’il faut la demander». De Legibus, I, V
« Le droit a
son fondement, non dans une convention,
mais dans la nature … La loi est la raison suprême ». De Legibus,
I, X.. Cette conception s’inscrit dans le devenir politique qui obéit à la
droite Raison (contraire du hasard) qui
fait que dans la nature avant la naissance de toute société les éléments d’un
droit universel ou d’un droit naturel, lorsque les hommes forment des Cités, seront restitués à travers
la morale et les lois positives.
Pour lui, la réalisation du droit
naturel n’est pas automatique. Des perversions sont inévitables. C’est ainsi
que l’intervention d’un pouvoir politique est incontournable : « Un
pouvoir de commandement sans lequel aucune famille, aucune cité, aucune nation
non plus que le genre humain tout entier, la nature et le monde ne pourraient
subsister ». Et le meilleur des gouvernements, reprenant l’idée d’Aristote et de Polybe, est
celui qui combine les trois régimes. Ce
pouvoir doit être fondé sur la légalité et le droit. De ce fait le renforcement
du pouvoir du Sénat est fondamental (le sénatorialisme : les magistrats
dans leur travail d’exécution se soumettent au Sénat, contrairement à Polybe
qui appelle à l’équilibre). Et même dans ce régime mixte, Cicéron indique sa
préférence pour la royauté comme régime pur. Cela ne l’empêche pas de
l’intérieur même de ce régime qui a sa préférence de prévoir une place pour le
citoyen parfait, un homme sage et vertueux qui serait le guide ou le tuteur de
la république qui peut le cas échéant se dispenser des avis du Sénat.
2-
Les idées politiques dans l’empire romain
L’empire commence après la mort de César et la désignation d’Octave
par le Sénat comme imperium pour 10 ans. Il va de ce fait exercer plusieurs
magistratures à la fois et posséder un pouvoir exceptionnel. Cet imperium
va s’exercer en dehors de Rome dans un premier temps, puis il va,
toujours entre les mains d’Octave s’appliquer à Rome dans un deuxième temps
(imperium général). Ainsi les institutions classiques vont-elles survivre sous
une forme diminuée. Et le principat (gouvernement par un homme sage, tuteur et
capable de veiller sur la chose publique) va supprimer en fait et non en droit
la république et lui substituer la monarchie (militaire). Les pleins pouvoirs
(auctoritas) qu’Octave reçoit lui permettent de contrôler aussi bien les prises de décisions que leur
application.
Cet auctoritas va finir par sa
divinisation, et deviendra de ce fait Auguste Octave. Cette divinisation
sera l’attribut de tous les empereurs
qui vont lui succéder au point que
certains d’entre eux ont revendiqué le titre de Dieu de leur vivant, comme
Caligula (38-34) et Néron (54-69). Cette monopolisation du pouvoir qui était
avec l’accord du sénat au princeps, va changer à partir d’Octave. Les empereurs
qui lui succéderont vont introduire une patrimonialisation du pouvoir. Et ce
dernier sera, par la suite, héréditaire et absolu, ce qui va donner une raison
à l’émergence des oppositions et des apports philosophiques importants.
2-1- Les idées politiques de
Sénèque
Ce dessaisissement du Sénat et le rôle
ascendant des empereurs constituent un
déséquilibre dans les institutions. Cela crée par conséquent un vide autour des
empereurs risquant ainsi de menacer l’ensemble du système politique. Le
stoïcisme servira tant les visées des notables que la résistance des
philosophes pour limiter la puissance des princeps. Il permettra aux notables romains au 1er siècle de définir les conditions de leur
collaboration à l’empire. Chez les philosophes, Sénèque (4-64) va s’illustrer,
dans un premier temps, par sa
participation politique quoique indirectement et, dans un deuxième temps, par
sa retraite. En tant que ministre
(54-62) de l’empereur Néron, il
travailla à remettre en place le système
dyarchique, remaniement de la constitution
de Polybe, dans lequel il essaie de définir le bon César. Et dans ses écrits, notamment De Clementia,
il avance que «la nature pousse les hommes à se donner un chef, donc il faut un
prince, mais celui-ci doit agir dans l’intérêt de ses sujets non dans le
sien ; il est le tuteur et non le maître, le représentant du peuple pourvu
d’un pouvoir divin, non Dieu et il doit être avant tout le serviteur et
l’interprète des lois » (J. Touchard).
L’ombre de l’empereur couvre toute les
institutions et la plaidoirie de Sénèque
pour un retour à un partage (dyarchie) des pouvoirs ou un équilibre
entre le Sénat et le Prince. Mais quand il s’est aperçu de l’inflexibilité du
prince, il n’avait qu’à espérer que le prince soit un sage désintéressé de
l’auctoritas (la vertu stoïcienne).
Néron congédie Sénèque et engage une
attaque systématique contre l’aristocratie (les sénateurs) et les philosophes
stoïciens. L’idéal républicain, liberté et constitution mixte, est foulé au sol
par l’autoritarisme et la tyrannie. Le règne de Nerva reposant sur la
collaboration entre le Sénat et le prince (respect du système constitutionnel
de la république) ne sera qu’un intermède éphémère dans ces mutations
politiques.
2-2- Pline, Chrysostome, Marc-Aurèle
La succession héréditaire introduite à Rome suscite la réaction des
philosophes. Pline, en l’an +100, exprime le ralliement des élites à ces
régimes, mais refuse l’hérédité tout en appelant à faire prévaloir les mérites.
Il défend le système d’adoption qui prépare l’homme politique à prendre la
relève dès que le besoin s’en fait sentir. Cette méthode a été appliquée par les
Antonins qui, durant leur règne, ont adopté leurs successeurs et les ont
initiés à la gestion des affaires publiques. Cet usage de l’adoption est justifié par la nécessité
d’ouvrir à tous, en dehors du hasard de la filiation naturelle, la compétition
du mérite. Cette doctrine, comme le note J. Touchard, ayant une force de
persuasion considérable, légitimait après coup le souverain choisi et
justifiait l’obéissance qui lui était dès lors due. Il y a peu de doute qu’il n’y ait eu un rapport
étroit entre la pratique de l’adoption et la théorie du mérite… (p. 89).
Dion Chrysostome, quant à lui, est
appelé philosophe de la monarchie. Car il la considère comme le système
politique idéal bien qu’elle soit sans équilibre, d’aucune sorte. Le roi est,
pour lui, l’élu de Dieu : son pouvoir de Zeus, lui même est fils de Zeus.
Il y a correspondance entre la royauté que Zeus exerce sur l’univers et celle
que le monarque exerce dans son royaume. Il considère que le roi est absolu,
mais non arbitraire, car Zeus est la réalisation
des lois naturelles, de même la volonté du roi doit être conforme à la loi
suprême : celle de la droite raison, le logos. A cette limitation par le droit naturel
s’ajoutent les qualités morales du roi,
son savoir (la science politique) et l’accomplissement de ses devoirs
(en prenant en compte l’avis de ses collaborateurs) ; et c’est ce qui
permet de distinguer le pouvoir royal de celui de tyran qui gouverne selon son
caprice.
L’impact moral du stoïcisme reste cependant indélébile, quoique vide
politiquement, dans cette expansion romaine. Marc-Aurèle, empereur de 161 à
180, concevait l’empire non comme un système imposé mais comme un ensemble
solidaire où domine non plus une autorité imposée mais l’obligation morale de
participer à l’effort commun. Il attribue le mal à l’ignorance de l’homme. Il
plaide pour la prudence dans l’action : « Fais attention à ne
pas devenir un César, car c’est ce qui arrive. Lutte pour rester ce que la
philosophie a voulu te faire. » (M. Robin, p. 472). Cependant sa morale a
absorbé sa (Marc-Aurèle) réflexion politique.
Ainsi l’impact philosophique du stoïcisme va perdurer encore longtemps
dans l’empire romain. L’influence orientale contenue par l’esprit gréco-romain
n’affecte les Romains qu’à la veille de
leur déchéance. Et comme le
remarque J. Touchard : « Les religions barbares et leurs
mystiques submergent largement et le paganisme traditionnel et le rationalisme
auquel il se mariait. Le stoïcisme est
largement supplanté par des mouvements nouveaux, dont le plus importants est le
néoplatonisme[2] »,
p. 91-92. Ce dernier va préparer le terrain au christianisme qui va
progressivement le surclasser.
[1] Les Romains (les latins) n’ont pratiqué l’écriture qu’au 5ème
avant J.-C. La cité de Rome résulte de la réunion de villages construits
sur des collines surplombant un gué du Tibre. Cette situation donnait à ces
villages une position sûre. De plus, ils étaient en mesure de contrôler les
communications entre le sud et le nord de l’Italie et disposaient de bons
pâturages sur des terres basses au pied des collines qui longent le Tibre. A
l’origine, ces villages regroupaient des familles patriarcales, unités puissantes
à la fois religieuses, économiques et sociales.
[2] Il paraît que le néoplatonisme est une doctrine qui prône le respect
absolu de la royauté qui se légitime par son origine divine. C’est une vision
que les stoïciens ont durement combattue.
↚
Chapitre III: Les idées politiques du
christianisme
Le christianisme a suivi pendant
longtemps la thématique stoïcienne avant de la récupérer et la dépasser[1].
Dans l’ancien Testament, la pensée juive tranchait avec les idées politiques antiques.
Elle repose sur une imagerie cosmologique qui renvoie au mythe du gouvernement
direct par Dieu d’Israël[2].
Ce mythe va être repris par le
christianisme avec en plus la prédiction de la manifestation du messie. Ce
cheminement théologique se situe aux antipodes
du patrimoine politique gréco-romain du moment que la politique
intégrait une démarche rationnelle (raisonnée) en vue d’organiser la
collectivité (je vous le dis en vérité, il y en a quelques-uns de ceux qui sont
ici présents qui ne mourront point avant d’avoir vu venir le règne de Dieu, in.
Mathieu, Evangiles). Cette nouvelle bifurcation dans le mode d’organisation
sociale s’illustre par ce que Jésus déclare : « Mon royaume n’est pas
de ce monde[3] ».
Désormais les prédications et les prêches du Christ s’attelleront à réinitialiser la vie
spirituelle de son peuple, par la dissolution des hiérarchies et des valeurs
sociales. Les apôtres, malgré le constat d’injustice, de pauvreté et des
malheurs qu’ils font, ont continué à prêcher l’indifférence et le renoncement
des croyants à l’égard des choses terrestres. Le salut viendra, selon eux, du
ciel. J. Touchard estime «qu’il n’y a pas de pensée politique dans les Evangiles parce que les
choses de la communauté terrestre sont senties comme radicalement différentes
des choses de la communauté céleste et rejetées en bloc non comme mauvaises
mais comme une donnée de la condition humaine dans laquelle il n’importe pas
d’opérer de distinction ».
Les apôtres développent cette
bifurcation en prônant l’obéissance[4]
(même des esclaves à leurs maîtres) et la justice (propriété et charité). Elle
(la bifucation) annonce un positionnement chrétien dans l’organisation sociale
à laquelle St. Paul appelle dans ses épîtres.
Ce positionnement est tout
simplement une manière chrétienne de vivre dans la société sans pour autant
remettre en cause l’ordre social (St Pierre et St. Paul). La théologie
chrétienne va progressivement justifier et partant légitimer le
pouvoir : « Que toute personne soit soumise aux autorités supérieures;
car il n’y a point d’autorité qui ne vienne de Dieu et les autorités qui
existent ont été instituées par Dieu. C’est pourquoi celui qui résiste à l’ordre que Dieu a établi, et ceux qui
résisteront, attireront une condamnation sur eux-mêmes…
Le magistrat est le
serviteur de Dieu pour ton bien ( St Paul ; les épîtres aux Romains)[5] ».
La formule de Jésus, «mon royaume n’est pas de ce monde », va être plus
tard inversée et devenir «les royaumes de ce monde sont de Dieu ». Une
brèche est ainsi ouverte, en attendant la cité céleste, dans la frontière qui
sépare les deux mondes. L’appel à l’inactivité
politique des chrétiens suscite vers le dernier tiers du deuxième siècle
une véhémente réplique de la part du philosophe Celse. Ce dernier va jusqu’à les
sommer de participer ou de se retirer de la société. Car, selon lui, cette
société leur procure des avantages et de la protection. Et sans cette société
ils seraient à la merci des barbares.
L’empire va exiger une obéissance
pleine de conviction et d’initiative et combattre l’idée chrétienne de
la transcendance de Dieu qui peut signifier
une loyauté à l’égard d’une force étrangère. Car cette tendance de ne
reconnaître de valeur que la loi
naturelle, mais d’essence divine (St. Paul) et ne se soumettre qu’aux coutumes et à l’arbitrage de leur
communauté crée une espèce de déterritorialité de la communauté chrétienne,
autrement dit un Etat dans un Etat. Et avec Tertullien (hanté par
l’apocalypse), complétant l’enseignement de St. Paul, la position du chrétien
gagne en force, car il considère que le pouvoir de l’empereur est une création
de Dieu : « Nous respectons dans les empereurs les jugements de
Dieu qui les a établis pour gouverner les peuples, nous savons qu’ils tiennent
de la volonté de Dieu le pouvoir dont ils sont investis ». Cependant cette créature divine, selon Tertullien, ne saurait
participer aux vertus de la divinité. Et l’empire n’est qu’une forme de salle d’attente, pour le chrétien,
en vue d’accéder au royaume de Dieu. Il est donc incompatible avec la vie du
véritable croyant.
Tertullien avance même que cette vie
dans l’empire nécessite d’être
combattue. Il va même jusqu’à inciter les chrétiens à refuser le service
militaire. D’où une absence chez lui du sentiment patriotique car, pour lui, la
république est synonyme du monde : « Notre république c’est le
monde », dit-il dans Apologétique. Et cet arrachement auquel il appelle le
conduit à ne pas considérer les barbares comme des ennemis. Cette attitude le
conduit à être la cible privilégiée des hommes politiques comme Celse.
Dans le même contexte, mais
contrairement à Tertullien, Origène (185-255) paraît avoir l’esprit plus
religieux que politique. Son approche intègre au patrimoine chrétien une partie
de l’héritage païen, outre la philosophie grecque[6]
qu’il considère comme une préparation à l’enseignement du Christ. Pour lui,
l’homme est double : corps (partie terrestre) et âme (partie spirituelle). Celle-ci est le souffle
divin, parcelle divine déposée en nous, qui doit être exclusivement tournée
vers Dieu, dit-il. Pour lui, il existe deux cités : celle de Dieu et celle
du monde (in. Contre Celse).
Dans chaque Cité il y a un autre genre de patrie,
fondée par le Verbe de Dieu, deux lois, la loi civile et la loi naturelle qui
est celle de Dieu (idem.).
Il exclut le
conflit entre les deux cités comme à l’intérieur des Cités ; car, pour
lui, la puissance a été donnée par Dieu comme les sens humains pour un bon
usage. Il s’ensuit une certaine complémentarité entre les deux cités. Il reconnaît
le rôle joué par l’empire dans la propagation de l’Evangile qui ouvre au plus
grand nombre de créatures la voie à la Cité éternelle. L’empire est ainsi, pour
lui, une propédeutique (ce qui prépare au dépassement).
Par ailleurs, la divergence persiste entre
ceux qui plaident pour une soumission du pouvoir temporel au pouvoir divin
(représenté par l’Eglise) et ceux qui appellent à l’équilibre, selon
l’interprétation que l’on fait des textes sacrés. Mais en définitive, un
certain nombre de conditions détermineront la forme des rapports entre ces deux
pouvoirs.
Petit à petit le culte chrétien sera
autorisé[7]
(Edit : acte législatif de Milan 313) et l’Eglise sollicitée par le
pouvoir politique. Eusèbe (260-337) est appelé pour élaborer une théologie impériale,
la première dans l’histoire du christianisme[8],
et dans laquelle il défend l’idée de la congruence providentielle de l’empire et des
enseignements de Dieu. Pour lui, le pouvoir politique émane de Dieu.
Cet
enseignement (le Verbe), loi vivante, s’exerce par le biais des empereurs. Il
considérait que le règne de Constantin constitue la réalisation des prophéties
de l’ancien testament ; pour lui Isaïe avait annoncé la fin de l’empire
romain persécuteur des chrétiens et l’établissement d’un empire romain
chrétien. L’empereur, selon lui, n’est pas un Dieu, mais il entretient des
relations assez particulières avec lui, notamment à travers sa parole.
L’empereur est en quelque sorte vice-roi de Dieu. L’arianisme[9]
récupère cette notion de hiérarchie et l’utilise au bénéfice de l’empereur. Ce
dernier sera perçu comme le reflet du pouvoir céleste. Ainsi cette nouvelle doctrine saura cautionner le
caractère supraterrestre de la personne impériale. Cependant le pouvoir
impérial, notamment avec Constantin, sera méthodiquement instrumentalisé pour
les fins de l’Eglise quoique, dans l’ensemble, chacun des deux associés tirait avantage de cette
situation qui, à la longue, créa un équilibre instable.
Cette situation développe au sein de
l’Eglise une catégorie de chrétiens qui s’occupent des choses de la vie
terrestre pour faciliter l’avènement de la cité céleste, et une catégorie qui
se retire pour cultiver la spiritualité
(le monachisme, 4ème siècle). Il s’ensuit des prises de position des
chrétiens sur tous les aspects de la vie politique et sociale : Basile de
Césarée, Grégoire de Nysse et Jean Chrysostome.
Ces tenants de position
définissent la figure chrétienne des institutions terrestres. L’offensive de
l’Eglise va conduire à interdire la liberté de culte, bien que la mobilisation
des païens pour la tolérance soit très forte. Thémistius s’est illustré pendant
ce siècle par son combat pour la liberté de conscience et de choix religieux.
Désormais l’Eglise s’érige en censeur
de la vie dans l’empire. Et les empereurs qui manifestent une quelconque
velléité à se soustraire à son pouvoir, ne serait-ce que relativement,
encourent les foudres de l’Eglise et partant l’excommunication. St. Augustin
sera un éminent défenseur de la doctrine
de l’Eglise.
1- Saint
Augustin (354/430)[10]
Sa doctrine est principalement
théologique avec des passages politiques qui sont une réflexion sur les
rapports entre l’Etat et l’Eglise[11].
Elle intervient au moment où la chrétienté s’est largement répandue (devenue
religion même officielle) et où l’empire a commencé à émettre des signaux
d’essoufflement. Il assiste même à l’invasion de Rome par Alaric (410)[12].
Il répond aux païens qui accusent les
Chrétiens de conduire à la prise de Rome : « Sur les
entrefaites, Rome fut détruite sous les coups de l’invasion des Goths
(Wisigoths) que conduisait le Roi Alaric. Les adorateurs d’une multitude de
faux Dieux, que nous appelons ordinairement les païens, s’efforcèrent de faire
tomber ce désastre sur la religion chrétienne, se mirent à blasphémer le vrai
dieu avec plus d’âpreté et d’amertume que d’habitude. C’est pourquoi, brûlé du
zèle de la maison de Dieu, je décidai d’écrire contre leurs blasphèmes ou leurs
erreurs des livres sur la Cité de Dieu » (T. I-p.67).
Il ne partage pas l’avis de ceux qui proclament que la fin du
monde est imminente, mais, bien
qu’il recommande la pratique des vertus
civiques (faire le service militaire par exemple, ce qui est qualifié de
collaboration par ses critiques), il déconseille néanmoins aux évêques
l’exercice des fonctions civiles. Ses idées renferment du manichéisme et du
platonisme[13].
Dans son œuvre (la Cité de Dieu, symbolisée selon lui par
Jérusalem), il rappelle que «deux amours
ont bâti deux cités : l’amour de soi jusqu’au mépris de Dieu fit la cité
terrestre, l’amour de dieu jusqu’au mépris de soi fit la cité céleste». Ces deux cités, pour lui, ont toujours existé
côte à côte, cependant sur des principes opposés, et demeureront jusqu’à la fin du temps (les
grandeurs de la terre sont périssables : Rome n’est pas éternelle, parce
que Dieu seul est éternel). Mais cela n’exclut nullement un enchevêtrement
inextricable entre les deux cités. Cet enchevêtrement fait que Dieu seul peut
reconnaître de quelle cité relève en
réalité chacun[14] ;
le regard de l’homme ne suffit pas pour
le discerner. Il relève que l’empire
(son droit)[15] n’a
jamais été fondé sur la justice de Dieu. Donc le droit positif, organisant
toute communauté d’êtres raisonnables,[16]
en fait un Etat politique. Mais, rejoignant les enseignements pauliens,
Augustin estime que tout pouvoir terrestre est rattaché d’une manière ou d’une
autre à la providence. D’autre part l’essence de tout pouvoir est divine[17]
bien que sa matérialité soit humaine [18];
les lois de la cité terrestre sont inscrites dans un plan général de la
providence. Pour lui, Dieu n’agit pas directement sauf dans le cas d’Israël où
les chefs étaient nommés directement par Dieu. Mais le peuple juif a cessé
d’être le siège de la Cité de Dieu, lorsque les prophètes ont cessé de
parler : «Du jour où elle n’eut plus de prophète, cette nation tomba
en décadence ». Le pouvoir terrestre se trouve ainsi légitimé mais non
cautionné dans son exercice qui se fait bien entendu par des hommes. Ce pouvoir
comprend trois fonctions principales :
1. Le service de
commandement (officium imperandi) : il exige des qualités particulières,
car il représente autant une charge, une responsabilité qu’un
honneur pour celui qui l’assure.
2. Le service de la
prévoyance (officium providendi) : il exige la recherche de la justice.
Pour ce faire le gouvernant doit être vertueux.
3. Le service de conseil
(officium consulandi) : le gouvernant doit faire connaître au peuple son
véritable intérêt.
Cette position augustinienne permet au chrétien de reconnaître le
pouvoir et même de lui obéir car il est d’essence divine sans pour autant être d’accord sur sa matérialité et son
exercice (massacres perpétrés par Théodose en 390 à Thessalonique). Par
ailleurs, «il s’applique à souligner les différences de domaine entre un Etat
qui s’occupe du monde matériel, de la vie extérieure, dans un espace déterminé,
en exerçant une autorité physique, et l’Eglise qui s’occupe des intérêts
spirituels, de la vie intérieure, dans l’univers entier, en exerçant l’autorité
morale. Mais il souhaite que le pouvoir civil soit tout imprégné de
christianisme, il souhaite que le Christ règne indirectement en régnant sur
l’esprit des chefs, en inspirant les mœurs et les lois. Il souhaite au fond que
l’empire se subordonne moralement à l’Eglise… » J. Touchard, HIP, p.114.
Il reconnaît que les hommes malgré leur chute ont conservé une certaine
rectitude. Et avec la grâce divine ils peuvent connaître la vraie
justice : « Le peuple romain est un peuple, et sa chose une
république… Ce que je dis de ce peuple et de cette république, je le crois
aussi, qu’on en doute pas, je l’affirme également du peuple et de la république
des Athéniens, et de n’importe quels Grecs, des Egyptiens, et de l’antique
Babylone, des Assyriens, et encore de
n’importe quelle république d’autres nations… Toutefois la Cité des impies est
rebelle à Dieu, qui lui commande de n’offrir des sacrifices qu’à lui seul, dès
lors, chez elle, ni l’âme ne commande au corps d’une manière droite et
consciencieuse, ni la raison aux vices, et c’est pourquoi il lui manque, en
général, la vraie justice », (la Cité de Dieu, p.163-165).
En définitive, la religion
chrétienne sort agrandie du conflit qui l’opposait à l’empire. Ainsi Constantin (312) se convertit au christianisme et décide l’exemption
fiscale et militaire pour les
ecclésiastiques inaugurant de ce fait le césaro-papisme. La décadence de
l’empire aidant, ses successeurs (Gratien et Théodose) vont adopter la même
politique et confirmant par là le triomphe définitif du christianisme. La
doctrine de St. Augustin du service mutuel entre l’empire et l’Eglise
finit par céder la place à un ordre
unifié où le temporel et le spirituel se mêlent. C’est justement ce qui va se
produire au moyen âge notamment à Constantinople. A l’ouest bien que la
séparation prônée entre les deux ordres
reste dominante leur fusion fut,
par moment, produite.
L’augustinisme politique apparaît comme une idéologie donnant un autre contenu à la doctrine
d’Augustin. Gélase Ier (pape de 492 à 496) l’annonce comme
suit : « Mais la puissance des prêtres est d’autant plus lourde
qu’ils devront, au jugement dernier, rendre compte au seigneur des rois
eux-mêmes. En effet, tu le sais, fils très clément, bien que tu commandes le
genre humain par ta dignité, tu baisses cependant la tête avec respect devant
les prélats des choses divines ; tu attends d’eux, en recevant les
sacrements célestes, les moyens de ton salut, et tout en disposant d’eux, tu
sais aussi entre autres choses que tu dépends de leur jugement et qu’il ne te
faut pas chercher à les réduire à ta volonté ». Ces principes seront plus
tard développés par Grégoire le Grand (540-604) et Isodore de Séville (mort en
636). Ce dernier va jusqu’à dire que le pouvoir temporel: «ne serait
pas nécessaire s’il n’imposait par la terreur et la discipline ce que les
prêtres sont impuissants à faire prévaloir par la parole ».
Dans cette nouvelle approche
du pouvoir les empereurs ne prétendent plus à la nature divine. Le sénat, l’armée
et le peuple, en élisant l’empereur byzantin, accomplissent une volonté divine.
Le régime des dynasties fut instauré. Mais en 457 la couronne est remise à
l’empereur par l’Eglise (cas de Léon 1er.). A partir du 13ème siècle l’empereur est amené à faire
profession de foi devant le représentant de l’Eglise. En acceptant, l’empereur
fait preuve de l’exercice d’un sacerdoce que Dieu lui a confié par
l’intermédiaire de l’Eglise. Ce pouvoir de l’empereur peut lui être retiré par
cet intermédiaire de Dieu.
A cela s’ajoute le fait que chez les Romains l’empereur était souverain
dans l’élaboration des lois appropriées ;
les empereurs byzantins vont mêler lois civiles et lois religieuses.
Autrement dit, la distinction entre les deux types de lois devient difficile. Ainsi au temps de Justinien on décrète que
« les canons des quatre premiers conciles de l’Eglise, Nicée,
Constantinople, Ephèse, Chalcédoine[19]
auraient le statut de lois. Car nous reconnaissons comme écritures saintes les
dogmes de ces conciles et observons ces canons comme des lois ».
Dans son absorption rampante du pouvoir temporel, l’Eglise conçoit
comme similaires et équivalente la citoyenneté et la fidélité qui lui
reviennent. Désormais l’empereur a la charge de répandre la foi chrétienne et
de punir les hérétiques, à savoir ceux qui pratiquaient les religions et
les rites païens.
Vint un moment où des voix se sont élevées pour déclarer que l’empereur
est au-dessus de la loi canonique et même temporelle. Certains empereurs
iconoclastes aux 8 et 9ème siècles le firent précisément. Mais
l’Eglise ne baissa pas les bras. Et plus tard apparurent des thèses de certains canonistes assimilant
le statut de l’empereur à celui d’un évêque du fait qu’il défend la foi et la
loi canonique. Ce rapport césaro-papiste culmine, 70 ans avant la chute de
Constantinople (1380), avec la reconnaissance à l’empereur de nomination des
évêques, la non-excommunication des
empereurs et leurs ministres, serment d’allégeance de l’évêque à l’empereur,
etc.
A l’ouest l’Eglise s’adapte, gardant son auctoritas, et les chefs
barbares n’assument, selon elle, qu’un
rôle d’administration (potestas). L’Eglise impose sa suprématie à l’empire.
Elle conserve l’héritage que l’empereur
a constitué en sa faveur. Mais l’idée
impériale va perdre de son importance chez les capétiens (987). Hugues Capet
inaugure une ère où les rois ne chercheront plus à se faire empereurs, mais
s’efforceront de gouverner leur royaume[20].
Mais, d’une manière empirique, L’Eglise
a acquis une expérience et élaboré par conséquent une doctrine fondée sur des arguments
théologiques (interprétations scripturaires, références patristiques, faux
juridiques comme la Donation de Constantin) la préparant à affronter les luttes
à venir aux 11 et 13ème siècles. L’empire[21],
quant à lui, perd et la force et les fondements idéologiques.
Des conditions du féodalisme et de la formation des pouvoirs nationaux
à partir du 11ème siècle émergent des réflexions politiques
nouvelles. St. Thomas d’Aquin (1225-1274) exprimera, en l’occurrence, une
pensée marquée par l’aristotélisme contribuant ainsi à contrebalancer
l’augustinisme et à donner du poids aux communautés de fait.
Saint thomas d’Aquin (à venir)
[1] L’idée stoïcienne de l’unité de l’humanité se trouve consacrée, sur
une base religieuse toutefois. Par contre l’idée de culture ou de sagesse
philosophique se trouve écartée.
[2] Des persécutions ont été perpétrées par les Juifs et les Romains
contre les chrétiens, considérés comme des hérétiques, au début de leur
prédication(les épîtres aux Romains). Néron les a accusés, et condamnés, de l’incendie de Rome. Constantin (312)
reconnaît la religion chrétienne et ses adeptes cessèrent d’être poursuivis.
[3] Jésus ne pose pas les éléments d’une doctrine politique, car il ne se
prononce pas sur l’organisation de la société politique : il n’indique pas
comment doit être établi le gouvernement de la terre.
[4] Contrairement au Stoïcisme qui encourage l’homme à participer à la vie
politique et sociale.
[5] Les Chrétiens refusaient de rendre un culte à l’empereur parce que
c’était au titre de la nature divine de César, qui était inacceptable pour eux. Cette attitude
justifia la persécution contre les
Chrétiens considérés comme des rebelles.
[6] Cette philosophie est considérée comme une hérésie par Tertullien.
Origène était partisan du millénarisme (une croyance en un royaume terrestre de
Jésus où celui-ci régnera mille ans avec
les justes).
[7] Les chrétiens seront dispensés des obligations du culte impérial.
[8] Ceci on le trouve plus particulièrement dans ses écrits : l’Eloge
de Constantin (335), la Vie de Constantin (337), Théophanie évangélique, etc.…
[9] Doctrine hérétique d’Arius qui subordonnait le Verbe au Père en
faisant plutôt de l’empereur la première créature de Dieu qu’un Dieu
consubstantiel au Père.
[10] Né à Thagaste en Numidie, professeur de rhétorique. Il se convertit au christianisme et devient,
en 396, évêque d’Hippone. Il écrit la Cité de Dieu entre 413-427.
[11] Pour St. Augustin l’Empire a des limites alors que l’Eglise n’en a
pas.
[12] Il tenait l’idée selon laquelle l’abandon des cultes et religions
païennes n’était pas la cause de l’invasion de Rome. A cette date Rome connaît
une régression économique combinée à un contexte de troubles matériaux et
moraux. Cette situation se traduit par un émiettement du pouvoir et le retour à
une économie naturelle. Les forces intellectuelles et religieuses se réfugient
en Orient. La fondation de Constantinople va limiter l’effondrement de l’empire
romain et laisser les barbares se saisir de l’occident qui va être émietté en
seigneuries.
[13] Il était manichéen et néoplatonicien avant de se convertir et devenir
Evêque d’Hippone.
[14] Contrairement aux Augustinistes qui feront de la cité terrestre la
cité du diable.
[15] Pour il existe une opposition entre la loi naturelle et la loi
positive. La loi naturelle qui est au cœur de chacun est la loi de Dieu et la
loi chrétienne est la promulgation extérieure de la loi intérieure de l’âme.
Pour lui la loi positive devrait être le développement de la loi naturelle.
[16] Pour lui l’homme n’a aucune
autorité sur ses semblables, car les hommes sont égaux et libres. Les hommes
s’associent pour jouir de la paix et parer aux dangers extérieurs. Cette
association des hommes a été derrière la fondation de la famille, noyau initial
de la société. Mais, pour Augustin,
répliquant à la définition de Cicéron du peuple en tant qu’association fondée
sur le droit, considère que le peuple est une association d’une multitude pour jouir des choses qu’elle aime :
Dieu.
[17] A l’image de la famille où le père dispose d’un pouvoir sur sa
progéniture d’origine divine, les rois tirent leur pouvoir de Dieu. En
revanche, le régime politique est un détail laissé à la discrétion des sociétés. C’est pourquoi chaque société
dispose de l’organisation politique qu’elle mérite.
[18] Si Dieu a établi les autorités, il ne les dirige pas, il ne contrôle
pas l’action de ceux qui gouvernent et leurs actes n’expriment pas la volonté
de Dieu, selon St. Paul.
[19] Ces conciles portaient essentiellement sur la nature du Christ. Ils
tranchent en quelque sorte les polémiques entre les monophysites qui affirmaient l’existence humaine
du christ n’est qu’une apparence et les nestoriens qui affirment la double
nature du Christ à savoir humaine et
divine.
[20] La résistance à Rome va venir non de l’empire et des empereurs, mais
des royaumes. C’est en tant que représentants d’une communauté territoriale que
les chefs temporels vont s’opposer à l’emprise du pouvoir de l’Eglise romaine.
Ces rois se prévalent du droit coutumier, d’origine germanique, du droit romain
pour faire valoir leur autorité sur leurs sujets
[21] A partir du 3ème siècle (ap. J.-C.) des populations
germaniques, dont l’habitat originaire semble avoir été situé entre le Don et
la Volga, commencent à pénétrer dans l’empire romain. En 406 ils franchissent
le Rhin. Ils vont permettre à d’autres peuples de s’installer et constituer des
royaumes. Ils mettent fin à l’empire
romain en 476. Des sociétés complexes apparaissent, mais les villes et le
commerce périclitent et l’insécurité
s’installe. Ces royaumes sont sans cesse engagés dans des conflits violents, et
le partage du butin assure la cohésion
des élites. Rares sont les pays dans lesquels cette action prédatrice n’est pas
la racine de la fidélité politique La
petite paysannerie des hommes libres se raréfie et le système de
protection/service se développe. Le lien personnel qui en découle se transforme
lui-même, la terre remise à un noble devient pour lui la source des droits aux
services de ceux qui y habitent voire
des droits régaliens. Le féodalisme
prend racine dans ce terreau.
↚
2- Saint Thomas d’Aquin
a- Parcours de Saint-Thomas d’Aquin
Saint-Thomas d’Aquin (1225-1274) appartenait à l’ordre des Dominicains
dont la vocation était de prêcher. Mais après plusieurs péripéties il
s’installe à Paris et entame une carrière universitaire consacrée à l’étude et
à l’enseignement. Sa pensée se présente comme une étape dans la marche vers la
modernité politique. Elle propose de bâtir une théologie nouvelle conciliant la
révélation chrétienne et les sources philosophiques païennes, distinguant ce
qui relève de l’ordre temporel de ce qui relève de l’ordre divin. C’est ce qui
va permettre d’affranchir progressivement la pensée occidentale de
l’augustinisme médiéval (confusion entre le religieux et le politique).
Sa pensée intervient au moment où les pouvoirs nationaux commencent à
se mettre en place et au moment même où s’organise la résistance des rois à l’Eglise. Ces rois
se prévalent du droit coutumier, d’origine germanique, du droit romain pour
faire valoir leur autorité sur leurs sujets.
Son séjour à Paris le conduit à participer à la querelle
aristotélicienne (1268-1272), laquelle permet l’entrée officielle de l’étude
d’Aristote à l’université. Par ailleurs, sa philosophie contribue par ricochet
à orienter la réflexion vers la question du renouveau de l’Eglise.
b-
Idées politiques de Saint Thomas
d’Aquin
Thomas d’Aquin entame (en 1272) le commentaire des huit livres des
Politiques d’Aristote ; travail qu’il n’achève pas. Pour lui, le
gouvernement, comme la communauté politique, s’inscrit moins dans le droit
divin que dans la logique du bien commun : la cité, la société civile
permettent d’obtenir des biens que les membres de la communauté ne peuvent
obtenir seuls ; mais son insertion (l’homme) dans la cité ne le saisit pas
dans sa totalité ni dans tout ce qu’il possède.
Pour lui, la cause première de l’homme est Dieu. C’est ainsi qu’il
admet l’existence d’une loi éternelle, lex aeterna, qui produit l’ordre de
l’univers : elle est la raison suprême, qui est en Dieu et se manifeste
comme Providence. Cette loi éternelle est présente en l’homme en tant que «loi
naturelle » : ainsi la loi naturelle enseigne-t-elle qu’il faut
rechercher le bien et fuir le mal…Il existe
enfin des lois humaines qui vont prendre une forme législative et qui
seront édictées par des princes…Le Christ n’a pas ajouté une nouvelle loi à
celle que dicte la raison, car ses paroles ne concernent pas la chose publique.
Le règne du Christ n’empiète pas sur celui des hommes, dont la communauté, ordonnée
par le bien commun trouve ses règles dans la raison humaine[1].
Et ce bien commun ne peut être obtenu que par l’existence d’une loi positive.
Il s’ensuit que l’obéissance aux magistrats est nécessaire. Le droit de punir
est légitime pour le prince qui est juste. Dans le cas contraire, la
désobéissance est admise.
St. Thomas pose la question de la justice en ces termes : «
Entre l’individu et la société civile (civitas)[2],
il y a la société domestique. Si donc, outre la justice générale, il faut admettre
une justice particulière, à cause des rapports des individus entre eux, il
faudra également admettre une sorte de justice domestique qui coordonne l’homme
par rapport au bien de la famille…Par conséquent, il n’y a pas de justice
particulière en dehors de la justice légale ».
Pour Thomas d’Aquin le gouvernement, comme la communauté politique,
s’inscrit moins dans le droit divin que dans la logique du bien commun, du
fait, écrit-il, que : «… les communautés humaines diffèrent entre
elles, selon leur rang et ordre respectifs, la réunion suprême sera la
communauté civile ordonnée en vue de suffire par elle-même à la vie
humaine : entre toutes celle-là est la plus parfaite. Or les choses
offertes à l’usage de l’homme s’ordonnent toutes à celui-ci, qui leur est
supérieur, comme à leur fin. Il est donc nécessaire que, de ceux qui peuvent
être connus et produits par la raison, ce «tout » constitué par la cité
soit le plus important ». Dans cette cité la vertu de la prudence, selon
lui, doit primer. Cette prudence a pour objet le bien commun (prudence
politique). La politique, dit-il, est à la justice légale ce que la prudence
proprement dite est à la vertu morale : « celui-là qui paraît être
prudent, qui cherche et procure son propre avantage. Or, souvent ceux qui
s’occupent du bien public, négligent le leur. Ils ne sont donc pas prudents… Il
appartient à la prudence de bien conseiller, juger et commander les moyens de parvenir à une fin
légitime. Il est évident que la prudence a pour objet, non seulement le bien particulier d’un seul
homme, mais encore le bien commun de la multitude ». Cela, selon lui, est
conforme aux paroles de St. Paul qui dit : « Ne cherche point
ses propres intérêts ». Il distingue divers types de prudence. Ainsi
écrit-il : « Il y a diversité d’espèces de prudence, comme il y
a diversité de fins : ainsi il y a d’abord la prudence proprement dite,
qui se rapporte au bien individuel ; puis la prudence économique, qui a
pour objet le bien de la maison ou de la famille ; et enfin la prudence politique,
qui se rapporte au bien général de la cité ou
de l’Etat».
Et pour lui, Aristote ne veut pas dire que la politique est
substantiellement la même que celle qui a pour objet le bien général. On
l’appelle prudence, écrit-il par ce qu’elle a de commun avec cette vertu, étant
comme elle la droite raison dans les choses pratiques ; et on l’appelle
politique, parce qu’elle a pour objet le bien commun. Et cette prudence réside
dans la raison. Or, c’est le propre de la raison de régir et de gouverner. C’est
pourquoi il convient que chacun possède la raison et la prudence selon la part
qu’il a au gouvernement et à la direction des autres et de lui-même.
Quant à la nature du droit, St. Thomas dit qu’il n’y a pas de droit
naturel. Le droit divin n’est pas un droit naturel, puisqu’il dépasse la portée
de la nature humaine ; il n’est pas un droit positif, puisqu’il repose sur
l’autorité divine et non sur l’autorité humaine. Donc c’est à tort que le droit
est divisé en droit naturel et en droit positif. Le droit positif résulte des
conventions et du consentement entre les hommes (la volonté). Le droit naturel
désigne ce qui est naturel à un être ayant une nature immuable, doit, à la
vérité, être toujours et partout le même. Le droit divin est celui qui est
promulgué par l’autorité même de Dieu.
En conclusion, il faudrait signaler que la pensée de St. Thomas
intervient au moment où les pouvoirs nationaux commencent (à partir du 11ème
siècle) à se mettre en place, notamment en Angleterre et en France. Cette pensée
va rompre avec l’augustinisme qui repose sur l’idée selon laquelle la Cité
émane de la volonté divine et partant liée au péché originel. Résumant sa
pensée (celle de St. Thomas) F. Châtelet et autres
écrivent : « Thomas d’Aquin
établit que la Cité est un fait naturel. Si Dieu veut que les hommes
vivent en société, il en résulte que le pouvoir, dont l’objectif est d’assurer
l’unité d’une multiplicité, est une affaire humaine entrant dans le plan
général de la Providence et d’une désignation singulière de Dieu ou de son
représentant. Dès lors, la définition du bon pouvoir ressortit uniquement à la
Raison. Et si celle-ci indique que ce pouvoir
doit respecter les prescriptions divines, elle stipule aussi qu’il faut
tenir compte du droit inscrit dans la nature humaine et des volontés de la
collectivité. C’est de cette manière qu’il atteindra sa fin, le Bien, pour
autant qu’il est réalisable ici-bas. Il a à charge de faciliter pour chacun
l’accomplissement des vertus naturelles, laissant à l’Eglise le soin du Salut
éternel. Pour y parvenir, il énoncera des lois convenant aussi aux coutumes du
peuple qu’il régente et s’efforcera d’établir une constitution mixte combinant
les mérites de la monarchie, de l’aristocratie et de la démocratie ». En
définitive «un régime bien dosé ». St. Thomas lui-même écrit à ce
propos : « …dans les matières qui se rapportent au bien de la Cité,
il faut plutôt obéir au pouvoir séculier qu’au pouvoir spirituel, selon cette
parole de St. Mathieu : Rendez à César ce qui est à César ».
3- Dante
[1] St. Thomas conçoit, comme Cicéron, la cité comme une communauté
organisée selon une loi de justice qui vise un intérêt commun.
[2] Pour lui, comme pour Aristote, la société civile ne rompt pas avec la
nature, mais en continuité avec elle en accomplissant la sociabilité naturelle
de l’homme. Car la société civile (ou l’Etat) est le degré le plus élevé de
communauté, et elle est fondée sur la nature.
↚
4-5- Ibn Khaldoun (1332-1406)
4-5-1-Biographie : Ibn
Khaldoun est né à Tunis en 1332. Il est
issu d’une famille de lettrés, originaire du Yémen, qui a joué dans le passé un
rôle politique important. Il a 14 ans, lorsque le sultan hafcide Abu Baker
meurt. Il assiste aux luttes fratricides qui opposent les deux fils du sultan
décédé. Cette lutte détermine les Mérinides
à intervenir en Ifriqya. Il est témoin également du soulèvement de
certaines tribus contre le sultan mérinide – Abu Hassan- qui a voulu leur
retirer le droit de lever l’impôt sur les populations qu’elles contrôlaient.
Son activité commence à l’âge de 18
ans. Ainsi, en 1350, il occupe la fonction de secrétaire de paraphe du sultan
Abu Ishaq. Mais profitant d’une expédition militaire à Alger pour rompre avec les Hafcides et
rejoindre ainsi les Mérinides à Fès où il occupe le poste de secrétaire. Cette faveur des Mérinides tourne court quand
il a été soupçonné de complicité dans l’évasion de leur prisonnier, un prince
hafcide. Il est libéré tout de même à la mort du sultan Abu Inane en 1358, mais
il reste dans la cour des Mérinides où il compose avec les intrigues des clans.
Lassé ou vaincu, Ibn Khaldoun cherche la protection de Mohammed V, souverain de
Grenade, qui l’engage dans les négociations qu’il avait entamées avec Pierre le
Cruel. Il quitte Grenade pour Bougie où il est nommé Premier Ministre du prince
Abu Abdellah. Il s’installe à Tlemcen après la chute du prince, où il reçoit la
protection de son gendre (du prince) Abu Hamou. Ce dernier lui offre le poste
de Premier ministre mais tout en l’instrumentalisant dans sa lutte contre les
Mérinides ; lesquels vont l’emprisonner. Il est alors amené à collaborer
contre son protecteur, Abu Hamou. Ce
dernier reprend le pouvoir en 1371, mais Ibn Khaldoun se réfugie à Fès. Abu Hamou
le gracie mais I. Khaldoun refuse de se remettre à ses ordres.
C’est après toutes ces
péripéties qu’il amorce son travail intellectuel décisif à savoir les
Moqqaddimah (Prolégomènes) et l’histoire universelle (1357-1379). Il est à
noter également que la vie de ce penseur coïncide avec le processus de déclin
du monde musulman. Ainsi, au 14ème siècle, la domination musulmane a
été affaiblie par une série d’événements dont les effets négatifs se faisaient
sentir bien avant (12ème siècle selon certains historiens) :
les Croisades des 12 et 13ème siècles, les invasions mongoles du 13ème
et la reconquête chrétienne de l’Espagne qui culmine en 1492. A ce tableau
général s’ajoutent les troubles tribaux, l’instabilité politique et le
détournement des routes de l’or vers l’Orient.
Ibn Khaldoun a étudié les sciences coraniques, le fiqh, la grammaire,
la lexicologie, les belles lettres et l’histoire. Au Caire, il a enseigné tout en exerçant la fonction de
Cadi malékite. Il prend part à la campagne du sultan d’Egypte contre le
conquérant tartare Tamerlan en Syrie.
4-5-2- La
pensée politique d’Ibn Khaldoun
La spécificité de la pensée
d’Ibn khaldoun réside dans son esprit
critique bien qu’il soit resté prisonnier du système référentiel dominant chez
les différents penseurs musulmans qui l’ont précédé à savoir le califat comme
le meilleur gouvernement. Lui, qui n’a vécu que sous des régimes
sultaniens, est resté fidèle à une
cosmogonie qui a déterminé et encadré la réflexion de ses prédécesseurs. Son
immersion dans cette culture religieuse en fait, d’une certaine manière, une
continuité des penseurs musulmans lorsqu’il écrit par exemple : «Ne
crois pas que la pensée est capable de faire le tour de tous les êtres et leurs
causes, de connaître les détails de l’être dans son ensemble…Méfie-toi de la
prétention de l’intelligence à circonscrire, par l’intermédiaire des
perceptions, la totalité des êtres ; et suis, en ce qui concerne ta
croyance et ton action, l’ordre du législateur… ».
Ainsi, sa pensée politique oscillait entre l’abstraction, appelant à la vertu
religieuse, et la démarche empirique (intelligibilité expérimentale), lui
permettant de mettre en évidence l’assab’ya et son rôle dans la constitution et
le renouvellement des pouvoirs. Sa
négligence de la philosophie grecque a réduit considérablement le champ de
vision de ce penseur. Ce qui ne lui a pas permis de prendre en considération
les expériences politiques antiques, notamment grecques, qui tournaient autour
de la citoyenneté, de la participation, de la liberté, de la loi, la
constitution, la loi de la majorité, etc. La question de la légitimité du
pouvoir n’a pas reçu, chez lui, un examen attentif et une mise en perspective.
Il va consacrer la suprématie de la
sphère religieuse[1] sur la sphère civile.
Ainsi écrit-il : « La
politique religieuse est utile ici-bas aussi bien que dans l’au-delà. Tout le
contraire pour la politique civile qui ne peut servir que pour ce qui est
ici-bas. Car elle enjoint à chacun dans la société sa manière de se conduire en vue de vivre en dehors de
toute autorité … »[2].
Et son souci pour le califat va l’entraîner à reconnaître la légitimité du
pouvoir de commandement bien qu’il soit tyrannique[3].
Pour lui, le but c’est d’amener le pouvoir à se soumettre aux prescriptions de la charia, le cas
échéant à associer les oulémas à la gestion des affaires publiques. Le califat,
ou ce qui en tient lieu, est donc, pour lui, incontournable pour la vie en
société. A ce propos il écrit : «Nous avons dit précédemment que cette vie en société
est naturelle à l’homme, ainsi que la sauvegarde de ses intérêts, de peur
qu’ils soient en péril si on les néglige. Nous avons dit aussi précédemment que
le monarque théocratique, avec sa puissance, suffit à assurer cette sauvegarde.
Il est vrai qu’elle est plus complète si elle a lieu au moyen de la loi
d’inspiration divine, car cette Loi connaît mieux lesdits intérêts. Ainsi donc,
la monarchie théocratique se range au-dessous du califat, si elle islamique.
Elle en est une dépendance nécessaire. Elle en est indépendante, si elle
s’exerce ailleurs que sur des musulmans. Elle a, dans tous les cas, des
dignités qui la servent et des fonctions
qui dépendent d’elle, qui se répartissent en offices et sont distribuées entre
les hommes de la dynastie, sous forme de fonctions. Chaque fonctionnaire occupe
son emploi conformément à la désignation qu’en a fait le souverain
théocratique, qui a la haute main sur eux tous. Ainsi, l’autorité de ce
souverain est complète, et il exerce parfaitement le pouvoir suprême. Quant à
la dignité califale, bien que la royauté théocratique s’insère au-dessous d’elle
dans le sens que nous avons dit, son activité religieuse se spécialise en
emplois et dignités que l’on ne trouve que chez les califes musulmans » (Prolégomènes).
La patrimonialisation du
pouvoir, sous une couverture religieuse, trouve une consécration assez nette
chez ce penseur. Ainsi écrit-il : «On sait que le califat est en réalité une lieutenance
du Législateur inspiré, pour la sauvegarde de la religion et du gouvernement de
ce monde. Le Législateur inspiré devait assumer l’une et l’autre de ces deux
missions : en ce qui concerne la religion il était tenu de la sauvegarder,
en raison des obligations légales qu’il avait reçu l’ordre de diffuser et de
faire observer ; en ce qui concerne le gouvernement de ce monde, il était
tenu de le maintenir en raison de la considération des intérêts humains de la
vie en société » (Prolégomènes).
Cette vision khaldounienne s’insère
dans la continuité doctrinaire musulmane
où l’ordre cosmogonique régente l’ordre politique. Le pouvoir sur terre
n’est ainsi qu’administrateur des prescriptions divines. Autrement dit, la
politique n’est qu’un moyen d’asservissement par le prince de la multitude.
L’apport du penseur reste, sur ce plan, un levier pour le statu quo. Ce qui
tranche bien évidemment avec ses considérations réalistes de l’assaby’a. Cette
assaby’a est incontournable pour la
prédication religieuse. La légitimité
(couverture) religieuse consolide l’assaby’a vis-à-vis de la dynamique de
l’assaby’a des autres groupes. Et au cas où la légitimité religieuse
n’opérerait pas, la victoire revient à l’élément qui s’est fortifié grâce à la
religion où à celui qui s’appuie sur la force de sa bédouinité
pure : « …Le
campement habitué à la rusticité vaincra
l’autre et lui imposera son autorité, s’ils sont égaux en force et en nombre ».
4-5-3-L’assaby’a et l’Etat chez Ibn Khaldoun
l’Etat, c’est le prince qui
l’incarne. Ce prince est, en même temps, le protecteur et le propriétaire de
ses sujets, selon Ibn Khaldoun : le sultan c’est celui qui a des sujets et
les sujets sont ceux qui ont un sultan.
L’assaby’a[4], selon Ibn Khaldoun, est
le moyen de rotation du pouvoir dans les sociétés musulmanes. Elle réside dans
la croyance d’une tribu ou de plusieurs
en des liens de sang. Ce qui donne au groupe l’aspect d’un bloc
monolithique vis-à-vis de l’extérieur. Ce qui fait, selon ce penseur, que la
fibre de l’appartenance et de l’esprit du corps est courante chez les humains.
Ainsi écrit-il : « … La
noblesse des familles varie selon la force du lien de solidarité agnatique qui
les unit, parce que la généalogie est le secret de la force de ce lien… »[5].
Elle (la fibre) fonde la solidarité et l’alliance et dissuade par conséquent
l’ennemi extérieur[6]. L’éparpillement des
assaby’a implique, pour la stabilité et la continuité, l’existence d’une
assaby’a catalysatrice et dominante des
sous assaby’a. C’est la violence qui détermine la position du dominant et du
dominé. Cependant, selon Ibn Khaldoun, la domination d’une assaby’a sur les
autres n’est pas éternelle. Elle ne peut dépasser trois générations, car la première génération
est encore bédouine, rustre,
chevaleresque, courageuse, etc. et l’esprit du corps encore préservé. La
deuxième génération se transforme de la bédouinité à la citadinité et de la
rigueur à l’amusement, de l’association dans la gloire à son monopole par une seule personne. Quant
à la troisième génération, elle oublie le stade de la bédouinité et de la
rusticité, et perd le sens de l’assaby’a et s’adonne à la vie facile et apprécie le confort. Les
intrigues et les complots trouvent dès lors un milieu favorable et se
multiplient même. Alors cette génération suscite les prétentions des autres
assaby’a. Ce qui permet de renouveler l’assaby’a dominante. Le pouvoir obéit
donc à ce cycle.
La personne qui
monopolise seule le pouvoir lutte contre tous les prétendants au pouvoir au
sein même de son assaby’a. Il va même jusqu’à faire appel à des forces
extérieures et met par conséquent en échec sa propre assaby’a. Ainsi les
troubles commencent, son pouvoir décline et l’Etat finit par se désagréger. Et
à ce facteur, qui est le monopole du pouvoir, s’ajoute l’administration des
finances de l’Etat. Si les finances sont détournées, les marchés ne sont pas
approvisionnés, les fonctionnaires ne sont pas payés, un marasme économique va
en découler et les ressources du Sultan et de l’Etat vont s’amenuiser.
l’Etat est amené à accentuer sa pression
fiscale. L’adhésion à son assaby’a va décroître. D’autres assaby’a vont prétendre
au pouvoir. Elles auront l’avantage d’être plus mobilisatrices que celle qui
est déjà au pouvoir
[1] Il consacre également la hiérarchie dans la société. Ainsi fait –il la
distinction entre les oulémas, les
chérifs, les nobles, les étrangers, et à chacun sa place selon son appartenance
sociale.
[2] Prolégomènes (Maqaddimah), Livre II, p. 127.
[3] I. Khadoun écrit : «Sache que la bay’a est l’engagement
solennel que l’on prend d’obéir. Celui qui faisait cette promesse s’engageait
envers son prince à lui abandonner le droit de décider de ses affaires
personnelles et celles des musulmans, sans élever aucune contestation
là-contre, à lui obéir dans tout ce qu’il commanderait, que cela lui plût ou
non ».
[4] L’esprit du corps ou la solidarité agnatique sont deux expressions
données comme synonymes à l’assaby’a.
[5] Livre I de la Muqaddimut
[6] Livre I de la Muqaddimut.